À WASHINGTON, LE CULTE NEW BALANCE

REPORTAGE À WASHINGTON, LE CULTE NB

La marque New Balance est née à Boston, dans le Massachusetts. Pourtant, c’est à 700 km de là, à Washington, qu’elle fait l’objet d’un véritable fétichisme, au point d’être devenue l’emblème officieux de la ville. Pourquoi ? Comment ? La réponse se cache dans les ghettos de DC, et dans ses sinistres années crack.

Par Raphaël Malkin, à Washington. Photos Sean Thomas.
Article originellement paru dans le numéro 3 de l'Étiquette.

Sur les rives de l’Anacostia, et partout à l’est de Washington, là où la ville n’est qu’une succession de quartiers noirs désargentés, on pratique un anglais unique en son genre. « Cette langue, c’est de la poésie en barres, mon vieux », s’enthousiasme même l’écrivain washingtonien George Pelecanos, dont les polars mondialement reconnus dissèquent, tous à leur manière, les marges de la capitale américaine. Ainsi, les gens du coin appellent ceux qui ne sont pas à la page des bammas, bout de mot emprunté à l’État de l’Alabama, réputé pour sa ringardise. Lorsqu’il s’agit de flemmarder au comptoir d’un bar, on dit que c’est le moment de lunchin’ en sifflant la seconde syllabe. Et celui qui est considéré comme un ami pour la vie est un ace boon coon. Ce dictionnaire alternatif contient aussi une étonnante suite de numéros, comme une montée en température : 990, 992, 993, 997 ou 998. Soit autant de chiffres renvoyant à différents modèles de New Balance. « Cela fait partie intrinsèque de l’argot. C’est un réflexe », note George Pelecanos.

Aux États-Unis, les New Balance ne sont donc pas seulement prisées par les créatifs d’Instagram ou par la classe blanche et dominante des country-clubs. Dans les faubourgs noirs de Washington, à l’ombre de la Maison-Blanche et des bâtiments de l’administration fédérale, elles appartiennent à tout le monde. Aux maîtres barbiers postés sous leur enseigne, aux pompistes accoudés à leur machine, aux infirmières en pause, aux écoliers en retard, aux vendeurs à la sauvette et aux clochards qui se parlent à eux-mêmes. À DC, la rumeur dit même que Marvin Gaye ne portait que des New Balance lorsqu’il retournait dans sa ville natale. « New Balance est un emblème. On pourrait même faire de la chaussure l’écusson de la ville, cela ne jurerait pas », résume encore Pelecanos. Voilà le vrai Washington, celui qui compte 60 % d’habitants afro-américains, populaire et bouillonnant, rugueux et passionné. « Chocolate City », comme on dit depuis toujours.


DE LA RUE AUX PISTES DE DANSE

Planté à quelques pâtés de maisons à l’est du Capitole, le dôme sous lequel siègent les députés du pays, le quartier des Pentacle est un long serpent de béton dans lequel s’entassent des familles noires, parfois jusqu’à quatre générations sous le même toit. En cet après-midi d’été, des habitants baillent à leur balcon tandis qu’une nuée d’enfants s’ébroue bruyamment sous un vieux panier de basket. Un peu plus loin, Vee trône sur un fauteuil de bureau à roulettes. Tatoué près des tempes, il porte un marcel maculé de sueur, un jean trop grand et une paire de New Balance, des 990 de couleur grise dont il a relevé la languette. « Les New Balance sont à Washington ce que la tarte aux pommes est à l’Amérique, dit-il. Ici, tout le monde en a au moins une paire ! » D’un coup, Vee se lève et, ravi de pouvoir vérifier sa théorie, montre ce camarade qui, au bout de l’allée, porte des New Balance. L’homme en question se fait appeler Rain Man et porte un modèle noir, en bas d’un jean porté au ras des fesses. À l’écouter, les fameuses baskets sont comme un passeport : elles rattachent de facto l’homme à sa ville quel que soit l'endroit où il se trouve dans le pays. « Quand je vais au casino d’Atlantic City ou bien à Philadelphie, on sait que je suis de Washington grâce à mes New Balance. Il n’y a que nous qui les portons », sourit Rain Man. Dans son ombre, un troisième larron semble dire amen. Sluttya noué les lacets de ses 998 blanches en d’immenses boucles qui volètent à chacun de ses pas. « C’est simple, dès que la saison change, je mets une nouvelle paire », souffle-t-il. Apparaissant de tous les endroits des Pentacle, d’autres hommes se joignent à la discussion. Il y a des jeunes aux torses saillants et des plus vieux, cabossés par le temps. Pendant que l’un d’entre eux dégaine une épaisse bourse remplie de haschich, ils parlent des New Balance avec émotion. Ils évoquent ce voisin qui, après s’être fait broyer les jambes par plusieurs coups de feu, a exigé de pouvoir continuer à mettre ses 990 fétiches. Ils s’interrogent : est-ce que la 993 est bien sortie au tournant des années 2000 ? (ndlr : oui !) Ils se demandent également si les New Balance ont plus de valeur en gris qu’en noir, d’un point de vue historique. Les exclamations et les numéros giclent à tout-va, et très vite, plus per- sonne ne semble s’écouter.

Tous ceux qui, à l’est de Washington, portent New Balance au cœur se souviennent de la fois où ils ont enfilé leur première paire. C’était au plus tard à l’adolescence, souvent pendant l’enfance. Certains l’ont reçue en cadeau de la part d’une grande-sœur ou d’un oncle à l’heure des grandes démarques. D’autres y ont mis l’argent gagné en jouant aux dés ou en vendant de la drogue. Shawn Hinson, lui, s’est servi de son salaire de petite main payée à balayer les travées du Robert Kennedy Stadium, l’antre de la légendaire équipe de football américain des Redskins. Il avait 14 ans à l’époque. « C’était un moment symbolique. Il te faut une paire de New Balance pour que la ville te valide en tant qu’homme. » Dans le salon de son petit pavillon du northeast, au milieu d’un fourre-tout composé de bibelots et de larges tableaux de famille, Shawn Hinson présente la collection de New Balance qu’il s’est constituée au fil du temps : des dizaines de paires, uniquement des 990 grises de taille 47. « J’ai dû en avoir une centaine au cours de ma vie. Ça fait cher, mais je connais des gens qui savent les faire tomber du camion », dit le fanatique, aujourd’hui manutentionnaire pour un supermarché franchisé. Mais pour- quoi un tel amour pour New Balance ?« Quand tu les enfiles, tu as la même sensation que lorsque tu poses la main sur un ballon de basket parfaitement gonflé. Des pantoufles », répond-il.

Évidemment, il y a autre chose. Pour les gens de Washington, au-delà du confort, les New Balance incarnent une forme de noblesse. « Tu gagnes toujours en New Balance », dit un genre de proverbe d’ici. La nuit, dans tous ces cabarets où l’on joue d’interminables morceaux de go go music, ce funk sans règles, typique du cosmos washingtonien, ils sont donc nombreux à s’afficher en New Balance sur la piste de danse. « Ces baskets et le go go sont indissociables, résume Larry Atwater Junior, alias Stomp Dogg, batteur attitré des Northeast Groovers, l’une des formations phares de la ville. Pour les garçons, c’est une manière d’attirer l’attention des filles. Avec des New Balance, ils sont fresh. » Le musicien a fait recouvrir le bord de l’une de ses paires favorites, des 996, de pictogrammes colorés. « Elles font notre fierté, il faut prendre soin de ses New Balance », résume Stomp Dogg, très fier d’avoir développé une technique pour récupérer ses sneakers en cas de tâche. D’abord, imbiber une brosse à dent de liquide vaisselle. Puis, brosser le nubuck de la basket en douceur et rincer à l’eau. Faire sécher. Et finalement, lisser avec l’intérieur des doigts. « Avec amour, évidemment. »

À Washington, les adeptes de New Balance ne pensent pas à se payer des 990 dans la boutique de la marque installée en centre-ville. Par habitude, ils les achètent plutôt dans les enseignes locales. Dans le southeast, de l’autre côté de cette portion du Martin Luther King Boulevard fourmillant de vieux joueurs de dominos et de jeunes aux yeux jaunes assis sur des transats de fortune, il y a le célèbre City Beats. Ce magasin de quartier, installé au rez-de-chaussée d’un immeuble en briques rouges, est une oasis de calme inattendue. « Ici, c’est La Mecque de la New Balance. L’âme de la ville flotte, chez nous ! », tonne le maître des lieux, Malcolm Hines, en même temps qu’il feuillette un catalogue d’aspirateurs. Il a ouvert sa boutique il y a dix ans après un énième passage en prison et a tout de suite fait le choix de ne commercialiser que des New Balance. « Les représentants de la marque m’ont fait confiance, ils savaient où j’étais installé. » D’une certaine manière, le succès est immédiat : le jour de l’ouverture, deux hommes encagoulés braquent Hines et s’emparent de toutes les chaussures, sans même prendre le temps de vider le fond de caisse. « Ces mecs n’ont pas revendu les baskets, avance Malcolm Hines. Je suis certain qu’ils les ont volées pour les porter. » Cet accroc n’a pas empêché le chausseur de faire fructifier son commerce. Aujourd’hui, Macolm Hines se targue de vendre plusieurs dizaines de 990 chaque semaine. Justement, un coureur portant un bidon d’eau entre dans la boutique. Bientôt suivi d’un ouvrier de la voirie dont l’épaisse tunique est parcourue de bandes réfléchissantes. Sans hésiter un instant, tous les deux se dirigent vers la cascade de New Balance. Malcolm Hines esquisse un sourire : « Et dire que ces chaussures n’étaient pas pour nous au départ... »



DES DÉCIDEURS DE LA MAISON-BLANCHE AUX DEALERS DE CRACK

Le soir du 5 décembre 1989, le président des États-Unis confisque l’antenne depuis le bureau ovale de la Maison-Blanche. Costume noir, chemise blanche et cravate rouge, le sourcil froncé, George H.W. Bush récite face-caméra : « C’est la première fois depuis que j’ai prêté serment qu’une affaire aussi urgente me pousse à m’adresser à vous, chers concitoyens. » Puis : « Il y a quelques jours, la police a saisi d’importantes quantités de drogue dans un parc situé non loin de la Maison-Blanche. On dirait des bonbons pour enfant mais cette chose, ce poison, transforme nos villes en champs de bataille. » Tout au long des années 80, l’Amérique des black ghettos est ravagée par le crack, et à Washington, les recoins font penser aux pires heures de Beyrouth. Dans des maisons abandonnées qui n’ont plus vraiment de façade, des junkies se terrent en silence, blottis les uns contre les autres. Quand ils retrouvent de la force, ils se battent au couteau pour un peu d’argent et un shoot en plus. Les dealers se disputent, eux, un bout d’avenue à coups de fusils automatiques.

L’inspecteur en retraite Mitch Credle, Noir lui aussi, se souvient avoir plusieurs fois enjambé des corps sur le chemin de ses patrouilles, à cette époque-là. « Souvent, je croyais qu’ils dormaient, puis je m’apercevais qu’ils avaient une énorme plaie à la tête ou au cœur. Il y avait des morts partout, au grand jour, et personne ne disait rien. Washington était la murder capital de l’Amérique. » À la racine de cet enfer se trouve un jeune homme. Rayful Edmonds, vingt ans et des poussières, dirige plusieurs dizaines de trafiquants installés un peu partout en ville. « Edmonds n’était pas un dealer, c’était un entrepreneur. Tout le monde vendait son crack », explique aujourd’hui Mitch Credle. Sacré jackpot : tous les mois, l’écurie de Rayful Edmonds collecte près de trente millions de dollars en petites coupures. C’est une montagne d’argent que l’on stocke comme on peut, et peu importe si la moisissure guette puisqu’il y aura toujours des billets frais pour remplacer ceux qui pour- rissent. D’un autre côté, Rayful Edmonds et ses lieutenants jouent aux émirs avec les liasses épaisses qu’ils gardent en poche. Ils se payent des places au premier rang des matchs de l’équipe de basket universitaire des Hoyas, dînent dans les meilleurs restaurants de crabe de Silver Spring, dans le Maryland, et n’hésitent pas à privatiser le centre commercial de Georgetown pour dépenser confortablement leurs dollars. Leurs courses favorites : les fameuses herringbone chains, ces chaînes en mailles épaisses qui se portent au ras-du-cou, des vestes Hugo Boss, des jeans Guess cartonnés et des 990 de New Balance.



Celles-ci, apparues en vitrine un peu plus tôt dans les eighties, sont en effet uniques sur le marché. Légères, souples, confortables. « Sur une échelle de 1000, cette chaussure est un 990. N’est-ce pas la preuve que nous faisons tout pour atteindre la perfection ? », martèle New Balance à longueur de panneaux publicitaires. Mais les 990, mises en vente à près de cent dollars, sont surtout les baskets de course les plus chères du moment. Un vrai luxe que seuls les hauts cadres des ministères et les attachés d’ambassades peuvent s’offrir, à Washington. « Les New Balance étaient des baskets de riches et on les achetait pour montrer qu’on était riches, nous aussi. Les gens devaient savoir qu’on était importants rien qu’en regardant nos pieds. C’étaient nos Gucci à nous », note Curtis Chambers, dit « Curtbone », qui fut l’un des premiers lieutenants de l’écurie Edmonds. L’homme, sorte de fusion entre le boxeur Joe Frazier et le trompettiste Louis Armstrong, n’a pas oublié ses premiers achats de New Balance. À chaque fois, les vendeurs vantaient les qualités des 990. « On nous parlait de gravité et de machin chose... Du chinois, pour nous. C’était vraiment la dernière raison pour laquelle on se payait des New Balance. »

Les trafiquants portent leurs baskets en toutes circonstances, des coins de rues soulevés par la mauvaise herbe jusqu’aux pistes à go go les plus chics de l’époque, le Black Hole sur Georgia Avenue ou le Panorama Room de Morris Road. Sur son téléphone, Curtbone fait défiler une série d’images jaunies par les années sur lesquelles lui et ses frères d’armes posent devant les tentures d’un dancing. Les 990 bien en évidence, ces gamins se croient invincibles. Pourtant, ainsi chaussés, ils courent à leur perte. Toutes ces New Balance font en effet tiquer les policiers du Metro Police Department. « On repérait les dealers et surtout les gros poissons parce qu’ils portaient des New Balance impeccables. Les dealers ne le savaient pas, mais on y faisait très attention », explique ainsi l’ancien gradé Mitch Credle. De leur côté, les agents sous couverture chargés de noyauter les réseaux de Rayful Edmond prennent vite l’habitude de se chausser de 990, et à leurs frais. Lorsque l’on procède à une incarcération, il est également fréquent que les baskets deviennent un sujet qui fait monter la température. « Quand on les mettait en cellule, les types refusaient qu’on leur enlève les lacets, comme le demandait la procédure. Ils gueulaient : “Dude, les lacets vont avec les pompes !” Ils se fichaient de croupir en prison tant qu’ils avaient leurs New Balance aux pieds », rigole encore Credle.

Le vaste coup de filet orchestré par la task force anti-drogue de la police municipale en 1989 permet de faire tomber Rayful Edmonds et Curtis « Curtbone » Chambers ainsi qu’un bataillon de revendeurs. C’est la fin d’un règne. Celle d’une époque, aussi. S’ils passent à l’ombre, les gangsters laissent derrière eux le culte des 990. De fait, l’importance que les baskets de New Balance revêtent depuis toutes ces années à Washington n’est rien d’autre que le signe de l’influence de la bande à Edmonds dans l’inconscient collectif. « Tout le monde voulait nous ressembler, on a crée une mode », crâne Curtis Chambers. Depuis qu’il a fini de purger sa peine dans une prison d’État, celui-ci a créé All Daze une ligne de prêt-à-porter qui sert d’uniforme aux quatre coins de la ville. Des sweaters et des t-shirts en taille large. Du noir et du gris, les couleurs des 990 favorites de l’ancien voyou, et des logos qui s’illuminent quand il fait sombre, comme la languette des New Balance. « Mes fringues sont faites pour être portées avec des New Balance, c’est le fruit de toute cette histoire », raconte Chambers.



DES GHETTOS AUX IMMEUBLES FLAMBANT NEUFS

Ces dernières saisons, deux métropoles voisines se sont mises en tête de faire de la concurrence à Washington. À Philadelphie et à Baltimore, on revendique aussi le titre de capitale de la New Balance. Aux Pentacle, le jeune Vee fulmine : « Je jure sur la tombe de mon père qu’il n’y a jamais eu que nous dans cette affaire. Les mecs des autres villes sont des imposteurs. Qu’ils aillent au diable, avec leurs Nike ou leurs Timberland ! » New Balance a d’ailleurs décidé de rallier le camp fédéral. Washington est ainsi la seule ville avec laquelle la marque s’est associée publiquement. En 2018, elle contacte Malik Jarrett, figure locale et propriétaire d’une boutique en ligne, afin de développer une version inédite et washingtonian de la 990. Première étape de ce projet hautement symbolique : Jarrett visite les célèbres usines du manufacturier, installées depuis plus d’un siècle en Nouvelle-Angle- terre, ce coin d’Amérique chic et pluvieux. Là-haut, il découvre l’effervescence studieuse des salles de montage et les vertus du made in USA. « Toutes les autres grandes marques ont quitté le pays, se désole-t-il. Il n’y a plus que New Balance qui s’appuie aujourd’hui sur une tradition. » De retour à Washington, Malik Jarrett s’enferme dans son studio, débranche sa console de jeu, débarrasse son plan de travail de son attirail de pistolets à eau et imagine des 990 rouges, jaunes et bleues. « Ce sont les nouvelles couleurs de Washington maintenant ! » Présentées en février 2018 sous les lumières de Shoe City, la grande boutique à chaussures de Rhode Island Avenue, en plein northeast, les cent-cinquante boîtes disponibles de ces 990 façon Washington s’arrachent en quelques minutes seulement. L’enthousiasme est si débordant que l’on finit même, ironie du sort, par appeler la police à la rescousse.

Pourtant, à Washington, des voix s’élèvent aujourd’hui pour fustiger New Balance. « Les types de la Nouvelle-Angleterre, ils gardent leurs pieds sur leurs bureaux en fumant le cigare, là », dit Malcolm Hines, le patron de City Beat. Il faut quelque chose de fort, de puissant, qui soit à la hauteur de tout ce que la ville à don- né à la marque. Un musée mettant à l’honneur l’histoire intime unissant Washington et New Balance, par exemple. De l’aide, surtout. On rêve ainsi que la marque finance des programmes sociaux. Des années après l’ère sanglante de Rayful Edmonds, certains quartiers continuent d’être des poudrières gangrénées par les trafics et les rivalités de trottoir. « Ici, on se fait buter en portant des New Balance et personne ne fait rien », pestent en chœur les gars des Pentacle. Il y a tout juste quelques semaines, quatre molosses armés jusqu’aux dents ont poursuivi un certain Michael Taylor, 22 ans, dans les étroites allées de la cité et ont fini par l’abattre au sommet d’un escalier de service. Le pauvre gamin a été retrouvé avec 71 balles dans le corps. À la date du 15 septembre dernier, les registres du Metro Police Department recensaient précisément 122 homicides commis en ville pour l’année 2019.

Un second phénomène, plus sourd, plus insidieux, pourrit également la vie du peuple noir de Washington. Étranglés par les montées en pression du marché immobilier, des milliers d’habitants sont régulièrement contraints de quitter la ville. Après leur départ, des pelleteuses font leur apparition sans prévenir, balayent à la hâte les bicoques saturées de souvenirs, puis de nouveaux bâtiments sortent de terre pour que des ménages aisés et souvent blancs y posent leurs valises. Washington compte ces temps-ci parmi les villes du pays les plus affectées par la gentrification. Dans le dos des Pentacle s’étire ainsi une rangée d’immeubles au garde-à-vous. Avec leurs hautes fenêtres, ils semblent toiser le joyeux capharnaüm de la cité. Kel, un garçon des Pentacle, fait mine de gratter du bout du doigt la silhouette de ses nouveaux voisins. « Il n’y a que des Blancs, là-dedans. J’ai l’impression que l’on veut nous virer, que l’on veut effacer Chocolate City », soupire-t-il. Au vrai, lui et les autres jeunes du coin peinent à imaginer que New Balance veuille un jour se donner les moyens de soutenir la part de Washington qui galère. Et tant pis, au fond : « Tant qu’on portera des New Balance, Chocolate City vivra », glisse l’un d’eux.

La marque New Balance est née à Boston, dans le Massachusetts. Pourtant, c’est à 700 km de là, à Washington, qu’elle fait l’objet d’un véritable fétichisme, au point d’être devenue l’emblème officieux de la ville. Pourquoi ? Comment ? La réponse se cache dans les ghettos de DC, et dans ses sinistres années crack.

Par Raphaël Malkin, à Washington. Photos Sean Thomas.
Article originellement paru dans le numéro 3 de l'Étiquette.

Sur les rives de l’Anacostia, et partout à l’est de Washington, là où la ville n’est qu’une succession de quartiers noirs désargentés, on pratique un anglais unique en son genre. « Cette langue, c’est de la poésie en barres, mon vieux », s’enthousiasme même l’écrivain washingtonien George Pelecanos, dont les polars mondialement reconnus dissèquent, tous à leur manière, les marges de la capitale américaine. Ainsi, les gens du coin appellent ceux qui ne sont pas à la page des bammas, bout de mot emprunté à l’État de l’Alabama, réputé pour sa ringardise. Lorsqu’il s’agit de flemmarder au comptoir d’un bar, on dit que c’est le moment de lunchin’ en sifflant la seconde syllabe. Et celui qui est considéré comme un ami pour la vie est un ace boon coon. Ce dictionnaire alternatif contient aussi une étonnante suite de numéros, comme une montée en température : 990, 992, 993, 997 ou 998. Soit autant de chiffres renvoyant à différents modèles de New Balance. « Cela fait partie intrinsèque de l’argot. C’est un réflexe », note George Pelecanos.

Aux États-Unis, les New Balance ne sont donc pas seulement prisées par les créatifs d’Instagram ou par la classe blanche et dominante des country-clubs. Dans les faubourgs noirs de Washington, à l’ombre de la Maison-Blanche et des bâtiments de l’administration fédérale, elles appartiennent à tout le monde. Aux maîtres barbiers postés sous leur enseigne, aux pompistes accoudés à leur machine, aux infirmières en pause, aux écoliers en retard, aux vendeurs à la sauvette et aux clochards qui se parlent à eux-mêmes. À DC, la rumeur dit même que Marvin Gaye ne portait que des New Balance lorsqu’il retournait dans sa ville natale. « New Balance est un emblème. On pourrait même faire de la chaussure l’écusson de la ville, cela ne jurerait pas », résume encore Pelecanos. Voilà le vrai Washington, celui qui compte 60 % d’habitants afro-américains, populaire et bouillonnant, rugueux et passionné. « Chocolate City », comme on dit depuis toujours.


DE LA RUE AUX PISTES DE DANSE

Planté à quelques pâtés de maisons à l’est du Capitole, le dôme sous lequel siègent les députés du pays, le quartier des Pentacle est un long serpent de béton dans lequel s’entassent des familles noires, parfois jusqu’à quatre générations sous le même toit. En cet après-midi d’été, des habitants baillent à leur balcon tandis qu’une nuée d’enfants s’ébroue bruyamment sous un vieux panier de basket. Un peu plus loin, Vee trône sur un fauteuil de bureau à roulettes. Tatoué près des tempes, il porte un marcel maculé de sueur, un jean trop grand et une paire de New Balance, des 990 de couleur grise dont il a relevé la languette. « Les New Balance sont à Washington ce que la tarte aux pommes est à l’Amérique, dit-il. Ici, tout le monde en a au moins une paire ! » D’un coup, Vee se lève et, ravi de pouvoir vérifier sa théorie, montre ce camarade qui, au bout de l’allée, porte des New Balance. L’homme en question se fait appeler Rain Man et porte un modèle noir, en bas d’un jean porté au ras des fesses. À l’écouter, les fameuses baskets sont comme un passeport : elles rattachent de facto l’homme à sa ville quel que soit l'endroit où il se trouve dans le pays. « Quand je vais au casino d’Atlantic City ou bien à Philadelphie, on sait que je suis de Washington grâce à mes New Balance. Il n’y a que nous qui les portons », sourit Rain Man. Dans son ombre, un troisième larron semble dire amen. Sluttya noué les lacets de ses 998 blanches en d’immenses boucles qui volètent à chacun de ses pas. « C’est simple, dès que la saison change, je mets une nouvelle paire », souffle-t-il. Apparaissant de tous les endroits des Pentacle, d’autres hommes se joignent à la discussion. Il y a des jeunes aux torses saillants et des plus vieux, cabossés par le temps. Pendant que l’un d’entre eux dégaine une épaisse bourse remplie de haschich, ils parlent des New Balance avec émotion. Ils évoquent ce voisin qui, après s’être fait broyer les jambes par plusieurs coups de feu, a exigé de pouvoir continuer à mettre ses 990 fétiches. Ils s’interrogent : est-ce que la 993 est bien sortie au tournant des années 2000 ? (ndlr : oui !) Ils se demandent également si les New Balance ont plus de valeur en gris qu’en noir, d’un point de vue historique. Les exclamations et les numéros giclent à tout-va, et très vite, plus per- sonne ne semble s’écouter.

Tous ceux qui, à l’est de Washington, portent New Balance au cœur se souviennent de la fois où ils ont enfilé leur première paire. C’était au plus tard à l’adolescence, souvent pendant l’enfance. Certains l’ont reçue en cadeau de la part d’une grande-sœur ou d’un oncle à l’heure des grandes démarques. D’autres y ont mis l’argent gagné en jouant aux dés ou en vendant de la drogue. Shawn Hinson, lui, s’est servi de son salaire de petite main payée à balayer les travées du Robert Kennedy Stadium, l’antre de la légendaire équipe de football américain des Redskins. Il avait 14 ans à l’époque. « C’était un moment symbolique. Il te faut une paire de New Balance pour que la ville te valide en tant qu’homme. » Dans le salon de son petit pavillon du northeast, au milieu d’un fourre-tout composé de bibelots et de larges tableaux de famille, Shawn Hinson présente la collection de New Balance qu’il s’est constituée au fil du temps : des dizaines de paires, uniquement des 990 grises de taille 47. « J’ai dû en avoir une centaine au cours de ma vie. Ça fait cher, mais je connais des gens qui savent les faire tomber du camion », dit le fanatique, aujourd’hui manutentionnaire pour un supermarché franchisé. Mais pour- quoi un tel amour pour New Balance ?« Quand tu les enfiles, tu as la même sensation que lorsque tu poses la main sur un ballon de basket parfaitement gonflé. Des pantoufles », répond-il.

Évidemment, il y a autre chose. Pour les gens de Washington, au-delà du confort, les New Balance incarnent une forme de noblesse. « Tu gagnes toujours en New Balance », dit un genre de proverbe d’ici. La nuit, dans tous ces cabarets où l’on joue d’interminables morceaux de go go music, ce funk sans règles, typique du cosmos washingtonien, ils sont donc nombreux à s’afficher en New Balance sur la piste de danse. « Ces baskets et le go go sont indissociables, résume Larry Atwater Junior, alias Stomp Dogg, batteur attitré des Northeast Groovers, l’une des formations phares de la ville. Pour les garçons, c’est une manière d’attirer l’attention des filles. Avec des New Balance, ils sont fresh. » Le musicien a fait recouvrir le bord de l’une de ses paires favorites, des 996, de pictogrammes colorés. « Elles font notre fierté, il faut prendre soin de ses New Balance », résume Stomp Dogg, très fier d’avoir développé une technique pour récupérer ses sneakers en cas de tâche. D’abord, imbiber une brosse à dent de liquide vaisselle. Puis, brosser le nubuck de la basket en douceur et rincer à l’eau. Faire sécher. Et finalement, lisser avec l’intérieur des doigts. « Avec amour, évidemment. »

À Washington, les adeptes de New Balance ne pensent pas à se payer des 990 dans la boutique de la marque installée en centre-ville. Par habitude, ils les achètent plutôt dans les enseignes locales. Dans le southeast, de l’autre côté de cette portion du Martin Luther King Boulevard fourmillant de vieux joueurs de dominos et de jeunes aux yeux jaunes assis sur des transats de fortune, il y a le célèbre City Beats. Ce magasin de quartier, installé au rez-de-chaussée d’un immeuble en briques rouges, est une oasis de calme inattendue. « Ici, c’est La Mecque de la New Balance. L’âme de la ville flotte, chez nous ! », tonne le maître des lieux, Malcolm Hines, en même temps qu’il feuillette un catalogue d’aspirateurs. Il a ouvert sa boutique il y a dix ans après un énième passage en prison et a tout de suite fait le choix de ne commercialiser que des New Balance. « Les représentants de la marque m’ont fait confiance, ils savaient où j’étais installé. » D’une certaine manière, le succès est immédiat : le jour de l’ouverture, deux hommes encagoulés braquent Hines et s’emparent de toutes les chaussures, sans même prendre le temps de vider le fond de caisse. « Ces mecs n’ont pas revendu les baskets, avance Malcolm Hines. Je suis certain qu’ils les ont volées pour les porter. » Cet accroc n’a pas empêché le chausseur de faire fructifier son commerce. Aujourd’hui, Macolm Hines se targue de vendre plusieurs dizaines de 990 chaque semaine. Justement, un coureur portant un bidon d’eau entre dans la boutique. Bientôt suivi d’un ouvrier de la voirie dont l’épaisse tunique est parcourue de bandes réfléchissantes. Sans hésiter un instant, tous les deux se dirigent vers la cascade de New Balance. Malcolm Hines esquisse un sourire : « Et dire que ces chaussures n’étaient pas pour nous au départ... »



DES DÉCIDEURS DE LA MAISON-BLANCHE AUX DEALERS DE CRACK

Le soir du 5 décembre 1989, le président des États-Unis confisque l’antenne depuis le bureau ovale de la Maison-Blanche. Costume noir, chemise blanche et cravate rouge, le sourcil froncé, George H.W. Bush récite face-caméra : « C’est la première fois depuis que j’ai prêté serment qu’une affaire aussi urgente me pousse à m’adresser à vous, chers concitoyens. » Puis : « Il y a quelques jours, la police a saisi d’importantes quantités de drogue dans un parc situé non loin de la Maison-Blanche. On dirait des bonbons pour enfant mais cette chose, ce poison, transforme nos villes en champs de bataille. » Tout au long des années 80, l’Amérique des black ghettos est ravagée par le crack, et à Washington, les recoins font penser aux pires heures de Beyrouth. Dans des maisons abandonnées qui n’ont plus vraiment de façade, des junkies se terrent en silence, blottis les uns contre les autres. Quand ils retrouvent de la force, ils se battent au couteau pour un peu d’argent et un shoot en plus. Les dealers se disputent, eux, un bout d’avenue à coups de fusils automatiques.

L’inspecteur en retraite Mitch Credle, Noir lui aussi, se souvient avoir plusieurs fois enjambé des corps sur le chemin de ses patrouilles, à cette époque-là. « Souvent, je croyais qu’ils dormaient, puis je m’apercevais qu’ils avaient une énorme plaie à la tête ou au cœur. Il y avait des morts partout, au grand jour, et personne ne disait rien. Washington était la murder capital de l’Amérique. » À la racine de cet enfer se trouve un jeune homme. Rayful Edmonds, vingt ans et des poussières, dirige plusieurs dizaines de trafiquants installés un peu partout en ville. « Edmonds n’était pas un dealer, c’était un entrepreneur. Tout le monde vendait son crack », explique aujourd’hui Mitch Credle. Sacré jackpot : tous les mois, l’écurie de Rayful Edmonds collecte près de trente millions de dollars en petites coupures. C’est une montagne d’argent que l’on stocke comme on peut, et peu importe si la moisissure guette puisqu’il y aura toujours des billets frais pour remplacer ceux qui pour- rissent. D’un autre côté, Rayful Edmonds et ses lieutenants jouent aux émirs avec les liasses épaisses qu’ils gardent en poche. Ils se payent des places au premier rang des matchs de l’équipe de basket universitaire des Hoyas, dînent dans les meilleurs restaurants de crabe de Silver Spring, dans le Maryland, et n’hésitent pas à privatiser le centre commercial de Georgetown pour dépenser confortablement leurs dollars. Leurs courses favorites : les fameuses herringbone chains, ces chaînes en mailles épaisses qui se portent au ras-du-cou, des vestes Hugo Boss, des jeans Guess cartonnés et des 990 de New Balance.



Celles-ci, apparues en vitrine un peu plus tôt dans les eighties, sont en effet uniques sur le marché. Légères, souples, confortables. « Sur une échelle de 1000, cette chaussure est un 990. N’est-ce pas la preuve que nous faisons tout pour atteindre la perfection ? », martèle New Balance à longueur de panneaux publicitaires. Mais les 990, mises en vente à près de cent dollars, sont surtout les baskets de course les plus chères du moment. Un vrai luxe que seuls les hauts cadres des ministères et les attachés d’ambassades peuvent s’offrir, à Washington. « Les New Balance étaient des baskets de riches et on les achetait pour montrer qu’on était riches, nous aussi. Les gens devaient savoir qu’on était importants rien qu’en regardant nos pieds. C’étaient nos Gucci à nous », note Curtis Chambers, dit « Curtbone », qui fut l’un des premiers lieutenants de l’écurie Edmonds. L’homme, sorte de fusion entre le boxeur Joe Frazier et le trompettiste Louis Armstrong, n’a pas oublié ses premiers achats de New Balance. À chaque fois, les vendeurs vantaient les qualités des 990. « On nous parlait de gravité et de machin chose... Du chinois, pour nous. C’était vraiment la dernière raison pour laquelle on se payait des New Balance. »

Les trafiquants portent leurs baskets en toutes circonstances, des coins de rues soulevés par la mauvaise herbe jusqu’aux pistes à go go les plus chics de l’époque, le Black Hole sur Georgia Avenue ou le Panorama Room de Morris Road. Sur son téléphone, Curtbone fait défiler une série d’images jaunies par les années sur lesquelles lui et ses frères d’armes posent devant les tentures d’un dancing. Les 990 bien en évidence, ces gamins se croient invincibles. Pourtant, ainsi chaussés, ils courent à leur perte. Toutes ces New Balance font en effet tiquer les policiers du Metro Police Department. « On repérait les dealers et surtout les gros poissons parce qu’ils portaient des New Balance impeccables. Les dealers ne le savaient pas, mais on y faisait très attention », explique ainsi l’ancien gradé Mitch Credle. De leur côté, les agents sous couverture chargés de noyauter les réseaux de Rayful Edmond prennent vite l’habitude de se chausser de 990, et à leurs frais. Lorsque l’on procède à une incarcération, il est également fréquent que les baskets deviennent un sujet qui fait monter la température. « Quand on les mettait en cellule, les types refusaient qu’on leur enlève les lacets, comme le demandait la procédure. Ils gueulaient : “Dude, les lacets vont avec les pompes !” Ils se fichaient de croupir en prison tant qu’ils avaient leurs New Balance aux pieds », rigole encore Credle.

Le vaste coup de filet orchestré par la task force anti-drogue de la police municipale en 1989 permet de faire tomber Rayful Edmonds et Curtis « Curtbone » Chambers ainsi qu’un bataillon de revendeurs. C’est la fin d’un règne. Celle d’une époque, aussi. S’ils passent à l’ombre, les gangsters laissent derrière eux le culte des 990. De fait, l’importance que les baskets de New Balance revêtent depuis toutes ces années à Washington n’est rien d’autre que le signe de l’influence de la bande à Edmonds dans l’inconscient collectif. « Tout le monde voulait nous ressembler, on a crée une mode », crâne Curtis Chambers. Depuis qu’il a fini de purger sa peine dans une prison d’État, celui-ci a créé All Daze une ligne de prêt-à-porter qui sert d’uniforme aux quatre coins de la ville. Des sweaters et des t-shirts en taille large. Du noir et du gris, les couleurs des 990 favorites de l’ancien voyou, et des logos qui s’illuminent quand il fait sombre, comme la languette des New Balance. « Mes fringues sont faites pour être portées avec des New Balance, c’est le fruit de toute cette histoire », raconte Chambers.



DES GHETTOS AUX IMMEUBLES FLAMBANT NEUFS

Ces dernières saisons, deux métropoles voisines se sont mises en tête de faire de la concurrence à Washington. À Philadelphie et à Baltimore, on revendique aussi le titre de capitale de la New Balance. Aux Pentacle, le jeune Vee fulmine : « Je jure sur la tombe de mon père qu’il n’y a jamais eu que nous dans cette affaire. Les mecs des autres villes sont des imposteurs. Qu’ils aillent au diable, avec leurs Nike ou leurs Timberland ! » New Balance a d’ailleurs décidé de rallier le camp fédéral. Washington est ainsi la seule ville avec laquelle la marque s’est associée publiquement. En 2018, elle contacte Malik Jarrett, figure locale et propriétaire d’une boutique en ligne, afin de développer une version inédite et washingtonian de la 990. Première étape de ce projet hautement symbolique : Jarrett visite les célèbres usines du manufacturier, installées depuis plus d’un siècle en Nouvelle-Angle- terre, ce coin d’Amérique chic et pluvieux. Là-haut, il découvre l’effervescence studieuse des salles de montage et les vertus du made in USA. « Toutes les autres grandes marques ont quitté le pays, se désole-t-il. Il n’y a plus que New Balance qui s’appuie aujourd’hui sur une tradition. » De retour à Washington, Malik Jarrett s’enferme dans son studio, débranche sa console de jeu, débarrasse son plan de travail de son attirail de pistolets à eau et imagine des 990 rouges, jaunes et bleues. « Ce sont les nouvelles couleurs de Washington maintenant ! » Présentées en février 2018 sous les lumières de Shoe City, la grande boutique à chaussures de Rhode Island Avenue, en plein northeast, les cent-cinquante boîtes disponibles de ces 990 façon Washington s’arrachent en quelques minutes seulement. L’enthousiasme est si débordant que l’on finit même, ironie du sort, par appeler la police à la rescousse.

Pourtant, à Washington, des voix s’élèvent aujourd’hui pour fustiger New Balance. « Les types de la Nouvelle-Angleterre, ils gardent leurs pieds sur leurs bureaux en fumant le cigare, là », dit Malcolm Hines, le patron de City Beat. Il faut quelque chose de fort, de puissant, qui soit à la hauteur de tout ce que la ville à don- né à la marque. Un musée mettant à l’honneur l’histoire intime unissant Washington et New Balance, par exemple. De l’aide, surtout. On rêve ainsi que la marque finance des programmes sociaux. Des années après l’ère sanglante de Rayful Edmonds, certains quartiers continuent d’être des poudrières gangrénées par les trafics et les rivalités de trottoir. « Ici, on se fait buter en portant des New Balance et personne ne fait rien », pestent en chœur les gars des Pentacle. Il y a tout juste quelques semaines, quatre molosses armés jusqu’aux dents ont poursuivi un certain Michael Taylor, 22 ans, dans les étroites allées de la cité et ont fini par l’abattre au sommet d’un escalier de service. Le pauvre gamin a été retrouvé avec 71 balles dans le corps. À la date du 15 septembre dernier, les registres du Metro Police Department recensaient précisément 122 homicides commis en ville pour l’année 2019.

Un second phénomène, plus sourd, plus insidieux, pourrit également la vie du peuple noir de Washington. Étranglés par les montées en pression du marché immobilier, des milliers d’habitants sont régulièrement contraints de quitter la ville. Après leur départ, des pelleteuses font leur apparition sans prévenir, balayent à la hâte les bicoques saturées de souvenirs, puis de nouveaux bâtiments sortent de terre pour que des ménages aisés et souvent blancs y posent leurs valises. Washington compte ces temps-ci parmi les villes du pays les plus affectées par la gentrification. Dans le dos des Pentacle s’étire ainsi une rangée d’immeubles au garde-à-vous. Avec leurs hautes fenêtres, ils semblent toiser le joyeux capharnaüm de la cité. Kel, un garçon des Pentacle, fait mine de gratter du bout du doigt la silhouette de ses nouveaux voisins. « Il n’y a que des Blancs, là-dedans. J’ai l’impression que l’on veut nous virer, que l’on veut effacer Chocolate City », soupire-t-il. Au vrai, lui et les autres jeunes du coin peinent à imaginer que New Balance veuille un jour se donner les moyens de soutenir la part de Washington qui galère. Et tant pis, au fond : « Tant qu’on portera des New Balance, Chocolate City vivra », glisse l’un d’eux.

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