C’est une star et un champion. C’est aussi une marque et un jeu vidéo. Mais c’est surtout une icône. Plus grand skateur de l’histoire, Tony Hawk, 52 ans, a installé sa discipline dans la performance autant que dans la pop culture. Consacré pour son sens de la glisse, il raconte ici son sens du style. Et son sens des affaires, parce que les deux sont évidemment liés.
Par Raphaël Malkin.
Article originellement paru dans le numéro 5 de L'Etiquette.
Un jour, à l’âge de 11 ans, il est monté sur une planche et s’est mis à glisser sur la rampe de l’Oasis Skatepark de San Diego. Trois ans plus tard, le gamin sans histoires, grands yeux clairs, boucles blondes plein la figure, devenait skateur pro au sein de la Bones Brigade, célèbre écurie adepte de la glisse en piscines vides. Tony Hawk a aujourd'hui 54 ans, et énumérer ses faits d'armes de skateur relève de la gageure. À 25 ans, il comptait déjà 72 victoires sur le circuit, dont douze consécutives en championnat du monde de rampe. Il fut aussi le premier à réaliser une rotation de deux tours et demi dans les airs, soit l’extraordinaire « 900 ». Mais le Californien fut surtout le premier skateur à dépasser son sport pour devenir une vedette à part entière, et, accessoirement, une franchise à lui seul.
Il y a vingt ans sortait ainsi le jeu vidéo Tony Hawk’s Pro Skater, chéri des amateurs de skate et adoré par les incultes en la matière, au point que ses ventes avoisinent aujourd'hui le milliard et demi de dollars. Dans la foulée, les licences se multiplièrent. Il y eut les t-shirts Tony Hawk, les chemises Tony Hawk, les chaussures Tony Hawk, vendus dans les magasins spécialisés comme dans les Wal- mart du fin fond de l'Amérique. En 2020, Hawk a encore lancé une marque, Tony Hawk Signature Line, destinée à prendre le sillage de Supreme ou Palace, nées dans le skate puis parties à la conquête de la mode. Réussira-t-il son coup ? Peu importe, au fond, car rien désormais ne pourra remettre en cause le statut de celui que Tommy Guerrero, une autre légende des skateparks, surnomma un jour « le Michael Jordan du skate ».
L’ÉTIQUETTE. Avez-vous une idée du nombre de paires de baskets que vous avez détruites en skatant ?
TONY HAWK. Pendant des années, j’ai jeté deux paires de chaussures par mois. J’ai fait un calcul rapide, je dois être à 700 paires ou quelque chose comme ça...
É. Et les pantalons ?
T.H. Àu début de ma carrière, j'ai beaucoup skaté en jeans, des jeans très larges que je ne portais que pour skater. J'ai dû en flinguer quelques centaines... En général, ils se déchiraient aux genoux, mais franchement ça ne m'empêchait pas de vivre. J'ai toujours aimé ces cicatrices sur les fringues. Quand tu fais du skate, tu sais que tu vas tomber, que tu vas déchirer tes fringues. Tant mieux. Parfois, je skatais habillé tout en blanc juste pour que la tenue termine grise ou noire de crasse en fin de journée... Bousiller ses vêtements, ça fait partie du processus, c’est une sorte de médaille quand tu es skateur. Au collège, mes chaussures étaient trouées en permanence. Mes potes me disaient d’en acheter des nouvelles, mais je refusais, parce que je les portais comme des trophées. Mon plus jeune fils, aujourd’hui, est pareil. Dans son placard, il a un vieux t-shirt noir dont les épaules sont trouées de partout. Il lui rappelle toutes ses galères sur la planche.
É. Comment étiez-vous habillé quand vous avez commencé le skate ?
T.H. Je me souviens de longs t-shirts à motifs en été, et de chemises en flanelle à carreaux en hiver. À l’époque, j’aimais beaucoup une marque qui a presque disparu aujourd’hui, Lightning Bolt. Leur logo, c’était un éclair jaune. Mais le truc dont je me rappelle le plus précisément, ce sont les chaussures. Un jour, j’ai ouvert un magazine de skate, j’avais 12 ans, c’était le premier magazine de skate que je lisais, et je suis tombé sur cette publicité pour Vans. Sur le bord d’une piscine, il y avait un tas de paires alignées. Dans mon souvenir, il y avait trois modèles différents. Ils n’avaient pas de noms, juste des numéros de référence. La référence 36, c’était la Old Skool ; 37, la Sk8- Hi ; et la référence 95, la Era. Je crois que c’était ça. Il y avait aussi ce slogan : « Off The Wall ». Je trouvais ça incroyable. C’étaient de vraies chaussures de skate, ça n’avait rien à voir avec les baskets Keds en toile que mon père m’achetait au K-Mart... À l’époque, il y avait déjà quelques marques spécialisées dans les chaussures de skate, mais en voyant cette pub dans ce magazine, j’ai compris qu’il me fallait absolument des Vans. Je n’ai pas lâché mon père, et il a accepté de me les payer. Tu pouvais les commander directement par correspondance en remplissant le bon de commande qui était dans le magazine, mais il m’a amené dans le seul magasin Vans de San Diego.
É. Elles étaient comment ?
T.H. C’étaient les classiques, les Era, en bleu et rouge, à 20 dollars. C’était la paire qu’il fallait, celle que portaient déjà les stars du skate de l’époque, les Tony Alva ou Stacy Peralta. Je me souviens qu’on a aussi acheté des « ankle guards », des protections qu’on mettait autour des chevilles pour ne pas se brûler. Au collège, tout le monde savait que je skatais grâce à ça. C’était vraiment un truc identitaire. Parce qu’avec mes t-shirts tie and dye et mes cheveux décolorés, on aurait pu croire que j’étais surfeur. Or moi je n’avais aucune envie qu’on me prenne pour un surfeur...
É. C’était plus cool d’être skateur ?
T.H. Pas pour tout le monde (rires). Au collège, les filles aimaient bien le style, mais les mecs m’emmerdaient. On me lançait : « Petite tarlouze de skateur ! » Je m’en foutais. Grâce au skate, je savais où je me situais dans le monde.
É. Assez vite, dès le milieu des années 1980, les marques ont compris l’intérêt de se rapprocher des skateurs, et vous avez commencé à recevoir des paires gratuites...
T.H. Exactement. Je me souviens de la toute première paire de Vans que j’ai reçue gratuitement. Je devais la récupérer au magasin Vans d’Encinitas, à côté de San Diego. On y est allés avec un autre skateur, mais ils ont refusé de nous donner les chaussures parce que nos noms n’étaient pas sur leur listing... Finalement, ils ont craqué le lendemain. Il me semble qu’elles étaient montantes.
É. D’un point de vue technique, ça changeait quelque chose de skater en Vans par rapport à des baskets ordinaires ?
T.H. Ces Vans-là, montantes, c’était vraiment un truc bizarre. J’ai presque dû réapprendre à skater quand j’ai commencé à les porter. Elles accrochaient énormément à la planche, beaucoup plus que ce que j’avais connu jusque- là. Pour placer les pieds, pour gérer le poids du corps, pour faire tourner la planche, ça changeait beaucoup de choses. La difficulté, c’est que je changeais hyper souvent de paires à cette époque. J’avais les Vans, mais il m’arrivait aussi de skater avec des Air Jordan ou des Puma. La marque m’avait envoyé une paire, en me disant qu’ils aimeraient me sponsoriser. J’étais partant mais ça n’a jamais abouti... En fait, c’était une époque encore très amateur dans le skate. Les marques filaient simplement des paires, mais il n’y avait pas d’argent dans ce business. Perso, je n’avais pas un rond. J’ai dû quitter la maison que j’occupais pour m’installer avec ma femme et mon fils dans un appartement. Je me revois fouiller sous les tapis de ma Honda pour trouver de quoi me payer un sandwich chez Taco Bell... De temps en temps, je gagnais 100 dollars en faisant des démos dans des parcs d’attraction, et le reste du temps, je travaillais comme monteur pour une boîte de production. Heureusement que je récupérais des fringues gratos chez Rusty, la marque de surf. Ils me donnaient des chinos et des t-shirts pour rester présentable...
É. Finalement, vous signez un contrat avec une nouvelle marque de baskets californienne, Airwalk.
T.H. C’était un contrat vraiment minuscule d’un point de vue financier, mais c’était hyper excitant. C’était un truc nouveau, une marque de chaussures de skate, uniquement. À cette époque, Vans faisait déjà plein d’autres choses... La première paire d’Airwalk que j’ai portée, c’était une paire montante en toile, assez semblable à des Converse All Star. J’aimais bien les Converse, j’avais skaté avec dans le passé, donc ça m’allait très bien. Il y avait juste un dessin sur le côté de la paire, un ptérodactyle (ndlr : il s’agit d’un reptile volant de l’ère préhistorique). Les mecs étaient créatifs...
É. Vous donniez votre avis sur le style ?
T.H. Quand les gens leur disaient qu’un modèle était moche, ils disaient que c’était mon idée (rires)... Mais franchement, non... Ils n’avaient pas besoin de moi pour la création. Moi, en réalité, je n’avais qu’une seule demande. Je voulais des chaussures de cou- leurs sombres, pas de couleurs vives. Parce que je fais du 47,5 et que j’ai l’air d’un clown avec des pompes colorées.
É. Vous n’avez jamais eu de mal à trouver des baskets à votre taille ?
T.H. Si, plusieurs fois ça a été un problème. Je me souviens en particulier d’une pub Airwalk pour laquelle ils n’avaient que des prototypes en 45. C’était une torture. Entre chaque photo, je me précipitais pour retirer les chaussures.
É. Finalement, en 1995, Airwalk a lancé une collection de chaussures à votre nom, les Tony Hawk Series.
T.H. C’était assez dingue, parce qu’à cette époque j’étais déjà considéré comme un ringard. Le skate que je pratiquais – un skate tout en verticalité, un skate de skatepark – était un peu passé de mode au détriment du skate de rue, plus spectaculaire. Mais j’étais très fier. Il y avait mon nom dessus, donc je voulais vrai- ment qu’elles soient parfaites. J’ai demandé que l’avant soit bien renforcé. Je voulais aussi que le ollie patch (ndlr : le terme désigne un renfort sur le côté de la chaussure permettant d’éviter les frottements lors de la réalisation d’un ollie, figure de skate incontournable) soit vraiment costaud. Mais le plus important pour moi, c’était qu’il y ait une protection pour les lacets afin qu’ils ne s’effilochent pas. Personne n’avait jamais fait ça, mais j’y tenais vraiment.
É. Comment est venue cette idée ?
T.H. En fait, c’était un truc de mon père, Frank. Gamin, quand je skatais, je détruisais mes lacets et je me râpais sans arrêt les orteils. C’est très douloureux. Pendant quelques années, j’ai renforcé mes chaussures avec du gros scotch. J’utilisais aussi une colle transparente, un truc spécial chaussures qui s’appelait Shoe Goo. Et puis mon père a eu cette idée de fabriquer des patches en cuir. Il collait des velcros dessus et je les fixais sur la chaussure... Le patch de cuir redescendait jusque sur l’avant. Donc mes lacets étaient protégés, et mes orteils aussi. C’était assez rustique, mais très efficace.
É. On a beaucoup dit que Nike vous avait fait une énorme proposition de contrat, à cette époque.
T.H. En réalité, on s’est beaucoup tournés autour, avec Nike. Je suis allé les rencontrer à Portland à plusieurs reprises. Tu sentais qu’ils s’interrogeaient sur l’opportunité de miser gros sur le skate pour le marketer en suivant le même modèle que pour le basket... Mais au final, ils ne m’ont jamais proposé de contrat.
É. C’est pourtant à ce moment-là, à la fin des années 1990, que le skate est devenu un phénomène, et donc une industrie.
T.H. À la fin des années 1980, tu voyais déjà des petites choses. Les membres des Beastie Boys portaient des t-shirts de la Bones Brigade, notre team, par exemple. Plus tard, des marques de skate underground ont fait leur apparition dans des clips sur MTV. Mais à la fin des années 1990, c’est devenu dingue. Le jeu vidéo Tony Hawk’s Pro Skateboarding est sorti en 1999, et ça a tout de suite été un carton. Quelques années auparavant, j’avais lancé une marque de vêtements à destination des jeunes. D’un coup, elle a décollé. J’ai vendu à Quiksilver, pour qu’ils puissent la développer mais j’ai continué à bosser avec eux sur les produits. Notre idée, c’était de faire des vêtements de skate de bonne qualité à des prix accessibles pour le plus grand nombre. On avait notamment une super paire de chaussures, très solide, vraiment pas chère, qui cartonnait. J’étais très fier du côté démocratique de nos produits.
É. Vous croisiez partout des gens habillés ou chaussés de vos fringues ?
T.H. Très souvent. Même à Paris. Un jour, je suis tombé sur une famille américaine, dans les beaux quartiers. Le fils portait un t-shirt Tony Hawk, je suis allé le voir pour lui dire bonjour et il m’a dévisagé, il n’avait aucune idée de qui j’étais. Une autre fois, quelques années plus tard, je participais à un dîner de gala à Disneyland. À côté de moi, à table, il y avait Jack Nicholson et son fils, Ray. Le petit portait un t-shirt Tony Hawk Clothing. Alors qu’il n’avait jamais skaté de sa vie, et qu’il ne me connaissait pas du tout...
É. Jake Phelps, le fondateur du célèbre magazine de skate Thrasher, a dit un jour de vous : « Il est celui qui skate avec son portefeuille dans la poche arrière de son pantalon. »
T.H. Il n’a pas dit ça par hasard. Au début des années 1990, je me suis fait voler deux fois mon portefeuille dans mon sac pendant que j’étais en train de skater sur une rampe. Du coup, j’ai décidé de toujours garder mon portefeuille avec moi, dans la poche arrière du pantalon. Cela faisait un gros paquet, on ne voyait que ça quand je skatais...
É. Mais la phrase était évidemment à double sens.
T.H. Bien sûr. Il voulait aussi dire par là que j’ai le sens des affaires. Il n’a pas tort. Dans ma vie, je me suis toujours débrouillé pour faire des affaires grâce au skate.
É. Vous assumez le fait de faire partie de ceux qui ont transformé le skate – certains diront « perverti » – pour en faire une industrie ?
T.H. J’assume tout à fait, parce que je n’ai jamais été un gardien du temple. Quand j’étais enfant, je ne comprenais pas pourquoi les autres garçons de mon âge ne trouvaient pas le skate cool. À mon petit niveau, j’ai toujours cherché à accroître l’audience du skate. Quand Quiksilver a racheté ma marque, mes fringues se sont retrouvées dans les Walmart de tout le continent américain et j’étais ravi. Je trouvais ça vraiment cool que mes vêtements circulent largement et que plein de gens, même des non skateurs, en portent. Je n’ai pas du tout le snobisme de certains skateurs.
É. À l’inverse, comment réagissez-vous quand une marque comme Supreme collabore avec Louis Vuitton, ou qu’une marque de mode lambda glisse des planches de skate partout dans ses lookbooks ?
T.H. Très sincèrement, quand c’est bien fait, je trouve ça génial. Je n’ai jamais pensé que le skate et son esthétique devaient appartenir à un petit groupe de puristes intouchables, incorruptibles. Mon raisonnement, c’est l’inverse de ça.
É. Vous avez déjà essayé de vous habiller fashion, vous-même ?
T.H. Plusieurs fois, des magazines de mode m’ont demandé de porter des vêtements improbables, des fringues de country club, du yacht wear. Vous voyez, les chemises à col ouvert, les bermudas étroits, courts, très colorés. Le genre de trucs que porte un type qui s’appelle Chad. Heureusement, j’ai toujours réussi à esquiver (rires). Mais je dois avouer que j’ai quand même eu une période costume un peu bizarre, au début des années 2000. J’essayais de ressembler aux mecs avec qui je faisais des affaires. Je mettais des costumes de chez Zegna ou Prada, des chemises brillantes et des chaussures pointues Ferragamo aux pieds (ndlr : la photo ci-dessus). Évidemment, je me suis vite rendu compte que j’étais ridicule, parce que mon corps n’était pas du tout à l’aise là-dedans. Je me suis débarrassé de toutes ces fringues d’un coup. Aujourd’hui, je n’ai plus qu’un seul costume, un Armani noir, pour les mariages.
É. À 54 ans, vous vous habillez comment au quotidien ?
T.H. Je ne porte plus d’imprimés, je ne mets plus de casquettes. Mais rien n’y fait, je ressemble toujours autant à un skater. Tout simplement parce que je continue à faire du skate... Même les rendez-vous business, je les fais en tenue de skate.
É. Les patrons que vous rencontrez doivent être contents de voir le vrai Tony Hawk.
T.H. C’est ce que je me dis. Mais je me rappelle quand même d’une rencontre compliquée avec le président d’AOL. J’avais un short, des baskets, pas de chaussettes. Le type a tressailli. On n’a jamais signé le contrat...