Il vient de gagner son procès contre Adidas qui l'accusait d'avoir plagié ses fameuses rayures. En près de vingt ans, Thom Browne a construit une silhouette, un univers et un business, autour d’un simple costume gris. Comment a-t-il fait ? La réponse se trouve quelque part entre sa ville natale en Pennsylvanie et ses bureaux new-yorkais.
Par Raphaël Malkin, à Allentown et New York.
Article originellement paru dans le numéro 4 de L'Etiquette.
D’abord ce long couloir, taillé dans un imposant marbre noir. Au bout, sous la lumière froide d’un halogène, un bureau en acajou derrière lequel personne ne siège, ou peut-être un fantôme. Et puis ce silence épais, ouaté. Soudain, un petit groupe surgit par une porte vitrée et file vers l’ascenseur voisin, le regard accroché au sol. Tous portent la même tenue, élégante ou déroutante, difficile à dire. Leur veste grise s’arrête juste en dessous de la taille, le pantalon s’arrête au-dessus des chevilles. Certains arborent par-dessus leurs costumes des blouses blanches de laborantins. Au quatorzième étage de l’un de ces immeubles monstres du Garment District, à l’ouest de l’île de Manhattan, à New York, le studio du créateur Thom Browne pourrait être le décor d’un roman d’anticipation. « Bienvenue dans la matrice », murmure d’ailleurs l’un des rares bavards du coin.
Pourtant, le maître des lieux sourit chaleureusement. On dirait même qu’il rougit quand il dit bonjour. Au bout d’une enfilade de pièces, Thom Browne planche sur sa prochaine collection. Partout autour de lui, des habits neufs sont accrochés à des portants. Lui aussi est évidemment habillé d’un costume gris, mais le pantalon s’est transformé en un bermuda laissant voir ses genoux, ainsi qu’une haute paire de chaussettes en laine noire parcourues de plusieurs bandes blanches... Chez Thom Browne, tout le monde est vêtu en permanence de pièces de la maison. C’est la règle, de haut en bas. Des petites mains du du service administratif au fringuant Rodrigo Bazan, directeur général de la marque, en passant par les membres de l’atelier, personne ne peut y couper. Même les prestataires extérieurs, de passage pour un simple rendez-vous, doivent porter du Thom Browne, et tant pis s’il leur faut se changer dans le taxi ou prévoir une autre tenue pour la suite de leur journée... « Je m’efforce de créer un monde, le monde de Thom Browne, et cela requiert que tout le monde s’immerge dedans, explique le créateur, placide. Les choses doivent être pures... » De fait, chacun ici se souvient du jour où un employé eut l’outrecuidance de se présenter dans d’improbables socquettes roses. On ne revit jamais ces pauvres chaussettes. L’homme, lui, eut la vie sauve. De justesse.
LIONEL, LEBRON ET LES AUTRES
C’est une maison – et un créateur – à part. Quand on lui demande de définir son monde, Thom Browne répond ceci : « Mon monde, c’est celui de l’uniforme. Cela permet d’évacuer la question du style pour me concentrer sur ce qu’il y a d’autre dans la vie... » Pourtant, chez lui, tout tourne autour de ce style immuable, codifié, imperturbable. Costumes gris en sergé de laine super 120. Vestes carrées mais étroite et courte, très courte. Pantalons abrégés (« ils doivent arriver au-dessus de la cheville et se terminer par un revers de 6 cm ») ou bermudas (« la bonne longueur, c’est pile au-dessus du genou »). Chemises blanches en oxford (« jamais boutonnées jusqu’en haut, c’est interdit »). Cravates étroites, souvent grises elles aussi (« toujours nouées d’un minuscule four in hand »). Il y a aussi les chaussures, d’imposantes brogues ou boots en cuir grainé noir, à triple semelle. Il y a également cette signature, un morceau de gros-grain bleu-blanc-rouge, trouvé un jour par hasard chez Mokuba, à Manhattan, et visible au dos des vestes, sous le col, ou à l’arrière des souliers, comme une tirette.
Depuis ses débuts, en 2001, Thom Browne s’amuse avec ce vestiaire court et référencé. Il le décline, le triture, le déconstruit, l’adapte aux femmes et à l’exigence de folie des défilés, mais ne s’en éloigne jamais totalement. « Dans la mode, des dizaines de créateurs ont changé de style parce qu’ils pensaient que ça leur rapporterait plus, lance Margaret Spaniolo, l’ancienne acheteuse en chef de Bergdorf Goodman, l’enseigne tutélaire de la Cinquième Avenue, à New York. Thom, lui, a fait le contraire. Il a eu une vision et il s’y est tenu toute sa vie. Il n’a laissé personne la détruire. » C’est ainsi qu’il a fini par entraîner dans son sillage une tribu de fans absolus. Autour des défilés, avançant en groupe, tous habillés de gris, ils sautent aux yeux. Parmi eux, on distingue beaucoup de Japonais, quelques Anglais et Américains. Andrew Bolton, l’omniscient curateur du Costume Institute du Metropolitan Museum of Art de Manhattan, fait partie de la tribu. Parce qu’il aime le style de Thom Browne ou parce qu’il partage sa vie avec lui ? Sans doute les deux. À New York, le magasin de Hudson Street, dans le bas de Manhattan, a aussi ses clients habitués. Des architectes d’intérieur, des restaurateurs et des directeurs de tout un tas de choses. Ce vieil avocat, aussi, qui connaît sur le bout des doigts les matières, ou bien ce tout récent millionnaire qui, chaque mois, fait le trajet depuis le Canada afin de s’offrir une nouvelle veste et un nouveau pantalon, même si, comme on le souffle derrière le comptoir, « il ne connaît pas grand-chose à la mode... »
D’autres clients, plus illustres encore, ont récemment rejoint l’équipe de Browne. Parmi eux, les footballeurs du FC Barcelone, habillés, à la ville, depuis deux saisons, par la maison. Une histoire de gros sous ? Pas vraiment, ou pas seulement. Tout a commencé par un simple message adressé par un membre du service marketing du club catalan, fan de la marque, via LinkedIn... Un an plus tard, Messi paradait en costumes gris, sous les quolibets de supporters peu au fait de l’œuvre de Thom Browne. Les choses se sont faites encore plus naturellement avec la star du basket LeBron James. Celui-ci a d’abord acheté, de son propre chef, des pièces de la marque, avant de rencontrer Thom Browne et de développer avec lui des costumes à ses mesures. « Ce fut un véritable casse-tête, note l’un des artisans qui a aujourd’hui le privilège d’habiller Sa Majesté. On se demandait comment on allait habiller quelqu’un de si large et de si grand (ndlr : LeBron James fait 2,06 m et pèse 113 kg) avec un costume si étroit. Il fallait tout changer, du nombre de boutons à la longueur des manches. » Alors que les tailles de costumes Thom Browne s’arrêtaient au 5, la taille 7 a ainsi été créée. Pour James, Browne a également fabriqué plusieurs paires de boots, taille 49. Quelques mois après la livraison de ces pièces, Thom Browne habillait même tous les coéquipiers de LeBron James à Cleveland pour les playoffs NBA de 2018.
L’ACTEUR RATÉ
Où s’est construit le monde de Thom Browne ? D’abord, à Allentown, capitale de comté s’étalant au cœur de la vallée de Lehigh, en Pennsylvanie, véritable carte postale de l’Amérique moyenne. Ici, dans l’après-guerre, le rêve pavillonnaire se vit à plein. Première maison, première voiture. Chaque matin, après avoir lu le journal, les salarymen en costume gris, chapeau vissé sur la tête, s’en vont travailler. Le père de Thom Browne, James Michael Browne Senior, est avocat, et également responsable de l’orchestre municipal. « C’était un homme dur au labeur qui se fichait des vêtements. Il achetait ses vestes dans des magasins bon marché, et cela le rendait beau naturellement, dit le créateur. J’ai mis du temps à m’en rendre compte, mais son allure m’a beaucoup influencé... » La mère, Bernice, une femme au brushing roux impeccable, est une figure parmi les paroissiens de l’église Saint-Thomas, sur Flexer Avenue. Thomas, puisque c’est ainsi qu’il s’appelle en réalité, a quatre frères – Michael, James, Patrick, Christopher – et deux jeunes sœurs, Jean Marie et Mary Beth. À l’adolescence, le troisième rejeton de la fratrie Browne est inscrit au lycée William Allen, ce bâtiment du centre-ville, massif comme un paquebot, qui s’est choisi pour emblème un canari jaune et bleu. Nous sommes dans les années 1980. Le jeune Thomas Browne, toujours en jeans, aime porter un pull col V avec sa chemise à col boutonné. Dans le yearbook de sa promotion, il est écrit que l’étudiant Browne « prouve que le style preppy a encore de beaux jours devant lui ». L’intéressé en rigole. « Je me fichais de la mode à cette époque, je ne m’imaginais pas un seul instant que cela pourrait être ma vie. »
Le jeune Thom Browne est plus attiré par le sport. Membre de l’équipe lycéenne de natation, il se rêve en nouveau Mark Spitz, la gloire multi-médaillée de la discipline. Il fréquente également le club de tennis, situé dans le parc adjacent à l’établissement. Non loin de là, sur West Liberty Street, se trouve justement le Ringer Roost, un bar de quartier où l’on sert la pinte de Miller High Life à deux dollars. C’est là, dans une arrière-salle aux murs tapissés de posters de vieux catcheurs, que Larry Wasko donne rendez-vous à la nuit tombée. Ce vieux monsieur à la nuque épaisse fut justement l’entraîneur de tennis de Thomas Browne. « C’était un gentleman. Il se donnait sur chaque point, et ne manquait jamais de serrer la main de ses adversaires », dit le coach Wasko. Il se souvient aussi que Thomas Browne avait l’habitude de se présenter sur les cours dans un impeccable survêtement blanc, pour le plus grand plaisir des filles qui, sur le bord du terrain, n’avaient d’yeux que pour lui. « Quand on le faisait remarquer à Thomas, il se mettait dans son coin, il était gêné », sourit Wasko. Jusqu’à ce soir d’hiver à Allentown, celui-ci ne savait pas que le gamin d’hier était devenu une personnalité de la mode. Sur l’écran de son téléphone, il tombe en un clic sur le créateur et son uniforme, le blazer riquiqui et le bermuda. « Oh mon Dieu !, se laisse-t-il aller. Il vend beaucoup de trucs comme ça ? Ça ne plairait pas à tout le monde, par ici. Moi ? Je ne pourrais pas porter ça, non. Mais c’est peut-être parce que je n’ai pas autant de goût que Thomas. » Larry Wasko détaille sa dégaine : un tricot qui peluche, un jeans lourd acheté au centre commercial, et de grosses boots maculées de glaise. « Je ne suis qu’un type normal qui boit des coups au bar», s’excuserait-il presque. Tout comme ses frères aînés avant lui, Thomas Browne suit des études d’économie au sein de la prestigieuse université de Notre Dame, dans l’Indiana. Dans la foulée, il accepte la première opportunité professionnelle qui se présente à lui : pour le compte d’une obscure firme de conseil, il est chargé d’auditer les finances des usines qui fabriquent les guitares Gibson. L’expérience ne dure pas. Thomas Browne décide de filer à l’Ouest, pour démarrer une carrière d’acteur à Hollywood. Puisqu’il existe déjà un Thomas Browne dans les registres de la Screen Actors Guild, le principal syndicat d’acteurs de l’époque, il sera Thom Browne. Il court les auditions aux quatre coins de la mégalopole, décrochant de temps à autre un rôle dans une pub. Son physique de sportif lui permet de tourner pour Nike et Reebok. Il y a aussi une pub pour American Express. «
Pour lui, c’était une vie de galère, pénible et ennuyeuse », éclaire Johnson Hartig, qui partage alors un studio avec Thom Browne, non loin du célèbre panneau de Hollywood. Pour égayer leur quotidien, les deux colocataires prennent l’habitude de courir les bars et les fêtes. Leurs virées font sensation : ils sont les seuls en costumes. Déjà. « J’aime l’idée que l’on fasse un effort quand on s’habille. J’y trouve un côté romantique », sourit Browne. Avec son ami Johnson Hartig, Browne imagine un temps monter une proto-collection. Le duo passe plusieurs après-midis à flâner dans les magasins de seconde main à la recherche de tissus pouvant nourrir leurs envies. Ils ont même déjà un nom à mettre sur les étiquettes : The Great Organization. Las, l’histoire s’arrête net lorsque Thom Browne décide du jour au lendemain de quitter la ville. « Je vivais dans un minuscule appartement, je ne gagnais pas d’argent. J’en avais marre de tirer la langue. Il fallait que je change quelque chose dans ma vie », dit-il simplement. « Je crois que son futur s’est joué là », estime de son côté Johnson Hartig qui, des années plus tard, lancera la marque Libertine. Thom Browne – ce sera son nom pour la vie désormais – s’installe à New York sans rien d’autre qu’une valise pleine de costumes. Grâce à l’entregent d’un ami, il décroche vite un petit boulot dans le showroom de Giorgio Armani, où il est chargé de vendre les nouvelles collections aux acheteurs débarqués de tout le pays. Mais ici aussi, on le regarde avec de grands yeux. Parce que Thom Browne n’a encore jamais utilisé d’e-mail de sa vie. Parce que, surtout, il porte des vestes de plus en plus petites, solides comme des armures. Le travail de camelot le lasse vite. Il rejoint bientôt le pôle artistique de Club Monaco, concurrent de GAP à l’époque. Il finit même par en prendre la tête jusqu’à éprouver, en 2000, l’envie brûlante de tout plaquer. « J’ai fait tout un tas de choses, j’ai passé du temps à essayer de comprendre ce que je voulais vraiment faire de ma vie et j’ai fini par trouver », résume Thom Browne. En 2001, il lance sa propre marque.
À QUELQUES CENTIMÈTRES PRÈS
Le dénommé Rocco Ciccarelli correspond parfaitement à l’image que l’on se fait d’un tailleur à l’ancienne. Né à Rome il y a très longtemps, dans une famille de tailleurs, il monte son tout premier costume à l’âge de 17 ans. Quand les Ciccarelli immigrent à New York dans les années 1950, le jeune Rocco est très vite embauché comme ouvrier dans une boutique de vêtements sur mesure de la 46e rue, à Manhattan. Devenu citoyen américain, il monte bientôt sa propre entreprise de confection, Rocco Ciccarelli Custom Tailoring. Dans un vaste entrepôt installé non loin des bords de l’East River, dans le quartier de Queens, quelque 80 employés œuvrent derrière de rutilantes machines à coudre Singer – les meilleures sur le marché – pour produire les costumes vendus dans les grandes boutiques de la ville. Un jour de l’an 2000, Rocco Cicanelli reçoit une commande qu’il n’aurait jamais pu imaginer. Des costumes trop courts, trop serrés, trop tout, à rebours des standards que son père et les maîtres tailleurs lui ont transmis. La commande est signée d’un certain Thom Browne. « Je me suis dit que le type était fou. Pourquoi enlever tous ces centimètres ?, s’émeut encore Rocco Ciccarelli. Mais heureusement pour lui, rien ne me fait jamais peur. Il faut dire aussi qu’il avait une bonne tête, Thom. Et il savait précisément ce qu’il voulait. C’est rare dans le métier. Alors je les ai faits, ses fichus costumes.
Dans sa maison bourgeoise de Long Island, à l’est de New York, Monsieur Ciccarelli s’en va fouiller au fond d’une armoire. Il en sort un cintre sur lequel tombe une veste griffée Thom Browne. Délicatement, il enfile alors le vêtement, puis ferme le bouton du haut, et finit par rouler des épaules. « Voyez cette perfection des coutures, cette proximité du vêtement. Thom est fort, quand même... », lance Rocco Ciccarelli, qui a cessé sa collaboration avec le créateur en 2015 pour prendre sa retraite. Pour en arriver à ce résultat, il a fallu beaucoup de temps et de nombreux essais. Dans une interview en 2005 à Fantastic Man, Browne racontait ainsi : « Cela nous a pris un an, avec mon tailleur de Long Island, pour mettre au point la toute première veste. On réduisait la carrure, on remontait les emmanchures, mais dès qu’on touchait à quelque chose on perdait l’équilibre. On a dû faire dix-neuf vestes différentes avant d’arriver à un résultat satisfaisant... » Rocco Ciccarelli rigole, puis murmure un secret : « Thom voulait toujours raccourcir les proportions des costumes. Mais si on avait fait exactement comme il disait, on n’aurait jamais réussi à se sentir vraiment libre dedans. Je me suis donc débrouillé pour donner secrètement un peu plus de volume aux manches. Jusqu’à aujourd’hui, Thom ne le sait pas... »
La formule est désormais posée, mais pourquoi elle ? Pourquoi tout de gris, d’abord ? Est-ce le gris que portait son père à Allentown ? « Pour moi, c’est le classicisme absolu, confirme à moitié Browne. Cette teinte, c’est la première que mon esprit visualise. C’est la parfaite teinte de gris. » Surtout pourquoi cette coupe, sacrilège pour les tenants de l’allure classique, persuadés que le corps impose des proportions immuables et que les excès sont forcément inélégants ? « La coupe, c’est extrêmement personnel. Moi, j’aime mes vestes très courtes. À chaque fois que je les porte, je les trouve trop longues. Donc je les raccourcis encore et encore. Pour moi, cette coupe flatte mieux le corps. » Le sien, en tout cas. Car les physiques bedonnants s’accommoderont assez mal de la ligne Thom Browne. Ce qui ne veut pas dire pour autant que les minces pourront tous aisément l’assumer...
RETOUR À L’ANORMAL
Après cette première commande auprès de Rocco Ciccarelli, Thom Browne dispose de cinq costumes pour faire connaître son style. Il les porte, les use. Sacrilège des sacrilèges, il les lave même en machine, puisqu’il met « tout en machine. C’est en les lavant que les vêtements prennent vie. Et puis ça ne les abîme pas, ni les costumes, ni les cachemires. Ils rétrécissent juste un peu au premier lavage... Mais peu importe. » C’est ainsi que Thom devient sa propre égérie. Dans le studio aux murs blancs qu’il s’est aménagé sur la 12e rue, le créateur commence à recevoir les premiers acheteurs. Margaret Spaniolo, l’acheteuse dépêchée par Bergdorf Good- man, ne s’en remet pas : « J’ai été prise d’une émotion extrêmement forte quand j’ai découvert ses collections. C’était une expérience totalement nouvelle. C’était ce qu’il fallait pour le magasin. » Cependant, elle doit batailler pour que ses supérieurs acceptent de valider ses commandes. Qui va bien vouloir acheter ces costumes gris trop petits ? Dans le Men’s Vogue américain, Richard Buckley pousse lui aussi le travail de Thom Browne, malgré les réserves de ses collègues. Vaille que vaille, Thom Browne installe sa marque dans le paysage. L’entregent d’Andrew Bolton, proche d’Anna Wintour, n’y est évidemment pas pour rien. Petit à petit, on découvre la personnalité de Browne. Son appartement vide de meubles ou de bibliothèque. « Il y a très peu de choses que j’aime, et je déteste être noyé sous les choses. C’est comme ça », explique-t-il. Ses habitudes alimentaires, aussi, et ces quelques tranches de saumon mariné avalées chaque midi. Son frère, Patrick, membre du Parti Républicain et ancien sénateur de Pennsylvanie. Sa vie sociale restreinte. Une coupe de champagne (du Krug, uniquement) dans l’un des salons du Four Seasons ou bien au Car- lyle, et rien d’autre. Bientôt, en 2007, Browne entame une longue collaboration avec l’institution Brooks Brothers. Pour elle, il dessine une capsule baptisée Black Fleece, adoucissant ses créations pour les rendre plus accessibles, et leur redonner l’aspect de vêtements classiques des années 1950. Ce n’est pas un succès commercial, et Browne, peu présent, ne se fera pas que des amis chez Brooks, mais sa notoriété est boostée.
La marque quitte son cagibi de la 12e rue pour prendre ses quartiers dans un atelier en bonne et due forme, mais les affaires restent fragiles. En 2008, l’année même où il habille Michelle Obama pour la deuxième cérémonie d’investiture de son mari, la crise économique mondiale frappe, et menace d’emporter la marque. Thom Browne n’en mène pas large. « En réunion, il avait le visage tout rouge et il se retenait de pleurer. Il disait qu’on pouvait mettre la clé sous la porte du jour au lendemain », se souvient un membre de son entourage. Pour rester à flot, le créateur envisage de passer sous la coupe d’un obscur financier. Ses fidèles lui répondent que l’homme en question n’est pas fiable. Afin de convaincre Thom Browne de ne pas aller plus loin avec lui, Rocco Cicanelli confisque même manu militari les tissus nécessaires à la production des prochaines collections. « J’ai fait ça pour le bien de Thom, tonne le tailleur. Ce businessman, rien qu’en lui serrant la main, je savais qu’il fallait se méfier de lui. Oui, les négociations ont capoté un peu grâce à moi, et j’en suis fier. » Le reflux de la crise aidant, quelques capitaux arrivant, la boîte finira par rebondir.
Douze ans plus tard, la marque Thom Browne, estimée à environ 500 millions de dollars, appartient désormais à 85 % au géant Zegna. Le créateur, seul autre actionnaire de l’entreprise, y a perdu une partie de son indépendance mais y a gagné en sérénité et stabilité. Encouragé par Zegna à féminiser son offre pour accélérer le développement de la marque (la femme ne représente actuelle- ment que 35 % du chiffre d’affaires), Thom Browne défile désormais à Paris, dans le calendrier de la fashion week femme. Chaque saison, ses shows sont plus attendus, plus people, plus spectaculaires. Après avoir longtemps réinterprété l’univers du sport avec des défilés sur la thématique du tennis, de l’escrime, de la natation ou du vélo, après avoir aussi mis en scène l’imagerie américaine, avec notamment un défilé dans une grange Amish reconstituée, Thom Browne s’amuse désormais à raconter des contes remplis de créatures, de monstres, d’animaux... « Après toutes ces années, j’ai encore du mal à saisir comment Thom peut être si créatif, confie Johnson Hartig, son ancien compagnon de chambrée du temps des galères californiennes. Chacune de ses collections me rend incrédule. »
À Paris, le 1er mars dernier, sous la haute verrière de l’école des beaux-arts, le podium était un long parterre en neige, hérissé d’arbustes aux branches nues. Deux larges portes en bois se tenaient à ses extrémités comme pour figurer les frontières d’une autre dimension. Un mannequin habillé d’un blazer blanc et d’une robe à rayures, chaussé de talons vertigineux et masqué par un heaume à tête de girafe, tenait le rôle de maître de cérémonie. Quelque part entre les personnages du Magicien d’Oz et ceux de La Famille Addams, les silhouettes défilaient sous ses ordres, vêtues de longs manteaux pied-de-poule, de pantalons accessoirisés en tweed donnant l’impression d’avoir trois jambes et de sacs en cuir en forme de pingouin, de cerf, de teckel... Oublié, le costume gris ? Non, il dépassait de partout, sur presque toutes les silhouettes. Il était aussi, évidemment, sur les épaules de Thom, qui s’avança vers les médias au terme du défilé. « Quelque part, j’aimerais que ce travail de création autour des défilés finisse un jour dans un musée », disait-il à propos de son show, lui qui présentait l’hiver dernier sa première œuvre d’art à Art Basel, un immense palmier en seersucker. Mais nous avions une autre question, bien plus importante : n’a-t-il jamais froid en costume-bermuda au milieu de l’hiver ? « Non, jamais. J’ai de bonnes cuisses. Et puis, vous savez quoi ? J’aime quand les gens ne comprennent pas tout ce que je fais... »