T-SHIRTS DE ROCK

VINTAGE LA FOLIE T-SHIRTS DE ROCK

 

Depuis quelques mois, le désir autour des vieux t-shirts de groupes ne cesse de grimper. Les prix aussi. Pourquoi ? Comment ? Et jusqu’où ?

Par Faye Fearon. Photos portées Sean Thomas.
Article originellement paru dans le numéro 8 de l'Étiquette.

Au milieu d’un t-shirt noir, patiné par des centaines de lavages, est imprimé un carré bleu orné d’une vague naissante. Quatre lettres grises, massives, sont plantées au-dessus, « RIDE ». Dans le dos, un autre mot est écrit, en gris lui aussi, « NOWHERE ». Pour le commun des mortels, ceci n’est qu’un simple t-shirt au col détendu, une vieillerie sans valeur, parfaite pour trainer le week-end, ou, pire, nettoyer l’argenterie. Pour un amateur de pop anglaise, c’est un peu mieux, un clin d’œil sympathique au groupe de shoegazing d’Oxford passé à la postérité dans les années 1990, par la grâce de l’album Nowhere, et injustement laissé depuis dans l’ombre d’enseignes comme My Bloody Valentine, The Jesus and Mary Chain ou Slowdive. Pour un amateur de photographie, ou de surf, ce sera encore autre chose, une référence à l’Américain Warren Bolster, connu pour ses images de glisse en tout genre, pionnier de l’utilisation de l’objectif fisheye dans les années 1970 et auteur de cette image de vague naissante. Mais pour quelqu’un, ce t-shirt-là, taille XL, était de tout évidence bien plus que tout cela réuni.

Il y a quelques semaines, un jeudi, en pleine matinée, un Anglais a mis ce t-shirt dans son panier, puis est passé au paiement sans sourciller. Le prix de la chose ? 1290 livres, soit 1550 euros. « Je savais qu’il allait finir par partir, même à ce prix, sourit Nik Sinha, fondateur du site Lost Blue Heaven spécialisé dans les vieux t-shirts de rock. Le gars qui l’a acheté est un fan de Ride, cette pièce était tout en haut de sa liste depuis un moment. En vrai, ce t-shirt-là est l’un des plus recherchés par les amateurs de rock anglais.» Nik Sinha avait lui-même acheté le t-shirt à bon prix auprès d’un fan de la première heure de Ride, qui avait assisté, en octobre 1990, à un concert du groupe à Bristol, lors de la tournée Nowhere. « J’ai pas mal bourlingué dans la musique et comme je viens de Manchester, je trouve toujours des connexions avec des potes ou des amis d’amis qui ont été aux concerts », complète Nik Sinha. Sur son site, celui-ci propose chaque semaine, le vendredi, à 18 heures, une demi-douzaine de t-shirts rock anciens. Dans le lot apparais- sent souvent des pièces à l’effigie des Stone Roses, des Smiths, des Happy Mondays ou encore de New Order, bastions de la musique mancunienne. Mais il vend aussi des importations, comme ces t-shirts de Radiohead, Blur, The Doors ou R.E.M. Tous ne valent pas le prix du t-shirt Ride, mais beaucoup sont mis en vente à plusieurs centaines de livres. Et, à en juger par les « sold out »qui s’empilent sur le site, ils n’ont pas de mal à trouver preneur.

De fait, depuis quelques mois, le marché du t-shirt rock ancien semble frappé d’hystérie. En quelques clics sur eBay ou Etsy, ou via Gem, voici un t-shirt noir Primal Scream de 1994, à 950 euros. À côté un rouge, du même groupe, manches longues, taille XL, est encore un peu plus cher. Un modèle vert floqué du logo Parklife, du groupe Blur, frôle lui aussi les 1000 euros. Comme à la grande époque, Oasis n’est pas en reste, à en juger par ce modèle imprimé du titre (What’s the Story) Morning Glory ? Les groupes américains n’échappent pas non plus à l’inflation. Ici, c’est un t-shirt noir Sonic Youth de 1993 à 800 euros. Plus loin, un autre Sonic Youth, modèle de type ringer blanc à col rouge, de 1986, orné d’un portrait serré de Jane Birkin, atteint les 1300 euros. On pourrait continuer ainsi à l’infini. Du groupe le plus connu au plus pointu, les annonces s’enchaînent et les prix s’envolent. Terren Urlacher et Drew Heifetz, patrons de Bidstitch, un site consacré a l’achat et la revente de pièces de seconde main, ne sont pas surpris à l’énumération de ces noms et de ces montants. Eux- mêmes assurent avoir vendu « des t-shirts de promo Nirvana à des collectionneurs pour plus de 8 000 dollars ». Une somme folle, mais encore nettement inférieure à celle déboursée pour le t-shirt de rock le plus cher de l’histoire. En octobre dernier, un modèle à l’effigie du groupe américain The Grateful Dead datant de 1967, l’un des tous premiers printés et commercialisés par le groupe, a ainsi été mis aux enchères par la maison Sotheby’s. En excellent état, le t-shirt de couleur orange, anciennement propriété d’un ingé-son ayant directement travaillé avec le groupe, est parti pour près de 17460 dollars, soit 16130 euros, avant taxes. Pour l’acheteur, le collectionneur américain, Bo Bushnell, cet achat était surtout une façon de rendre hommage à Allan « Gut » Terk, un ancien Hells Angel, auteur du dessin imprimé sur le t-shirt. « Je voulais garder sa mémoire vivante. »

COFFRE DE VOITURE ET ACHETEURS JAPONAIS

Rembobinons et reprenons les choses par le début. Le tout premier t-shirt de rock a été crée en 1956. Cinq ans après la sortie du film Un tramway nommé désir , l’image de Marlon Brando moulé dans un t-shirt blanc uni continue à faire des vagues et des émules dans la jeunesse américaine. Pour faire rentrer un peu d’argent, et ainsi assurer son fonctionnement, un fan-club d’Elvis décide de commercialiser un t-shirt blanc à son effigie lors d’un concert. À deux dollars l’unité, ils partent immédiatement. L’opération se répète, le phénomène s’étend. À San Francisco, le très réputé, et très malin, promoteur de concert Bill Graham flaire le bon coup. Pour promouvoir ses artistes, il édite des t-shirts vendus pendant les concerts, au Winterland, la salle dont il s’occupe. Des modèles à l’effigie de Janis Joplin ou du Jefferson Airplane sont édités par dizaines. C’est à cette époque que le fameux t-shirt orange du Grateful Dead est commercialisé. Justement, intriguée par le succès de ces t-shirts, la femme de Bill Kreutzmann, le batteur du groupe, vient un jour aux renseignements. « Qui touche sur les ventes ? », demande-t-elle benoîtement à Bill Graham. Ce dernier comprend alors qu’il est temps d’organiser ce business-là de façon sérieuse. En 1974, associé à deux de ses em- ployés, les dénommés Dell et Dave Furano, Graham monte Winterland, la toute première entreprise spécialisée dans l’édition de t-shirts de rock. Mais la partie n’est pas encore gagnée. « Au début, ce n’était vraiment pas simple de vendre ce merchandising, racontait Dell Furano, décédé l’an dernier, au magazine Rolling Stones en 2017. Les groupes nous disaient : “Ok, vous pouvez vendre des t-shirts, mais ne nous faites pas honte, foutez-vous dans un coin !” »

La pratique va pourtant rapidement rentrer dans les mœurs. Pour les groupes, qui n’hésitent souvent pas à fabriquer eux-mêmes leurs t-shirts, les ventes deviennent une source de revenu complémentaire. Pour les fans aussi. Ils sont en effet nombreux à cette époque à fabriquer des t-shirts et à les commercialiser, lors des concerts, souvent à la sauvette, dans le coffre de leur voiture ou sur une glacière. Moins chers que les t-shirts officiels, ces modèles bootlegs plaisent aux puristes. « C’est la version t-shirt d’un fanzine », résume Terren Urlacher. Le t-shirt de rock devient une culture en même temps qu’un business. « À la fin des années 1970, nous avons commencé à vendre les t-shirts en dehors des concerts, dans de véritables boutiques, se souvenait encore Dell Furano dans Rolling Stones. Le premier groupe que nous avons vendu en boutique, c’est le Grateful Dead. Nous avons réussi à placer des t-shirts tie and dye dans plusieurs boutiques de San Francisco. Et ils les ont vendus… »

À l’évocation de cette histoire-là, le Français Philippe Christol, spécialiste du sourcing de vêtements anciens, trait d’union entre grossistes et revendeurs, ne peut pas s’empêcher de sourire. Lui est déjà tombé sur des t-shirts de rock de cette époque originelle. « C’était sur un flea market au Texas, au début des années 1990, se souvient-il. Le gars vendait des t-shirts de groupes des années 1970. Ramones, Velvet Underground, Led Zeppelin, Stooges. J’en ai acheté un lot pour cinq dollars pièce. Quelques années plus tard, un de mes amis japonais m’a offert 5 000 dollars pour l’ensemble… » Fou ? Au regard du marché actuel, cet acheteur a en réalité sans doute fait une très bonne affaire. Philippe Christol reprend : « Cela peut sembler irrationnel de l’extérieur, parce qu’il s’agit d’un simple t-shirt, mais c’est extrêmement classique comme phénomène. C’est la loi de l’offre et de la demande qui détermine le prix. Si des gens sont prêts à payer très cher un t-shirt de rock, c’est que c’est le bon prix, tout simplement. Il faut juste accepter que la valeur symbolique du t-shirt soit plus grande que sa valeur réelle. Au fond, acheter un t-shirt des Doors n’est donc pas très différent d’acheter un t-shirt d’une marque de mode avec un logo ostentatoire… »

Ian Humes, fondateur de Freak Scene, boutique basée à Brighton, en Angleterre, ne dit évidemment pas le contraire. Dans sa collection, on retrouve la fine fleur des années 1990, Sonic Youth, My Bloody Valentine ou Smashing Pumpkins. Récemment, il a d’ailleurs vendu un t-shirt du groupe de Billy Corgan pour 2 000 euros. Actuellement l’attraction de sa boutique est un t-shirt Nirvana acheté bien avant la gloire, le 3 décembre 1989, lors du légendaire Lamefest organisé par le label Sub Pop à Détroit. Le prix ? 1800 livres, soit 2160 euros. « Depuis quelques mois, la demande est extrêmement forte pour les t-shirts des années 1990, donc les prix grimpent. Nos clients ont une trentaine ou une quarantaine d’années. Ils achètent des t-shirts qui leur parlent. Moi-même je suis fan de Nirvana depuis mes 13 ans donc je suis particulièrement attiré par les t-shirts du groupe. »« Je pense que cet attrait pour les années 1990 est en grande partie lié à la pandémie, continue Richard Colligan, propriétaire du légendaire magasin Metropolis à New York. De nombreux jeunes ont passé leur temps libre à s’éduquer à la musique de la décennie dans laquelle ils sont nés, souvent les années 1990. » Patrick Klima, propriétaire de l’entreprise WyCo Vintage, située à Kansas City, complète la théorie : « Il se trouve aussi que c’est la décennie 1990 qui a conclu l’évolution de la musique au XXe siècle. Elle a été influencée par tous les genres rock, punk et alternatifs, si bien que les jeunes la considèrent comme le point culminant de l’industrie, celui qui boucle la boucle… » « Il ne faut pas non plus sous-estimer l’influence des stars dans cette tendance », ajoute Philippe Christol, en soulignant qu’ASAP Rocky et Kanye West, en particulier, ont été photographiés avec des t-shirts de groupes des années 1990 comme Primal Scream ou My Bloody Valentine, achetés dans la boutique Procell à New York ou chez Metropolis. « Il est d’ailleurs intéressant de constater que des musiciens considérés comme hip-hop font référence à la musique rock d’avant les années 2000 dans leur style, note au passage Richard Colligan. C’est une façon de montrer que tout se mêle dans la musique, et qu’on n’appartient jamais seule- ment à un genre. Tant mieux. Ces deux-là ont amené beaucoup de nouveaux clients dans notre magasin. »

SOUFRE ET COUTURE SIMPLE

Les grand principes sont là, immuablement posés. Restent les subtilités. Pourquoi un t-shirt My Bloody Valentine vaut-il davantage qu’un t-shirt du Velvet Underground, groupe pourtant plus bien important dans l’histoire du rock ? Et pourquoi deux t-shirts du même groupe peuvent-ils valoir deux prix extrême- ment différents ? « C’est la rareté du modèle qui fait l’essentiel, résume Terren Urlacher. Mais une part de snobisme opère évidemment. » Ainsi, les fans de Nirvana savent qu’un t-shirt postérieur à 1993 a moins de valeur qu’un t-shirt datant de 1990, année de l’apogée du groupe. Les amateurs de shoegaze ont eux conscience qu’un t-shirt de My Bloody Valentine est plus précieux qu’un t-shirt Slowdive, car l’album Loveless des premiers est considéré par la critique comme le coup d’envoi de l’explosion du genre dans les années 1990. « Si on me de- mande de résumer ce qui fait la valeur d’un vieux t-shirt de rock, je dirais que c’est une équation entre la rareté de la pièce et la popularité du groupe et du genre dans lequel il s’inscrit », résume Nik Sinha de Lost Blue Heaven. Avant de se reprendre : « Les critères esthétiques sont moins importants que pour d’autres vêtements, mais bien sûr ils rentrent aussi en ligne de compte. Tous les t-shirts de groupe ne sont pas aussi beaux et en bon état les uns que les autres. »



De fait, il y a évidemment des codes pour identifier un beau t-shirt de rock, et écarter les reproductions récentes. « Les t-shirts modernes sont cousus avec une double couture, ce n’est pas ce que nous recherchons, observe Drew Heifetz de Bidstitch, en extirpant d’une pile un t-shirt Soundgarden élimé. Tous les modèles datant des années 1990 et d’avant sont cousus avec une couture simple ou “single stitch”. La différence saute aux yeux, surtout au niveau du col. » Pour Thom van de Velde de la boutique NLVintage de Rotterdam, il est « facile de repérer un faux vintage car les imprimés sont généralement trop saturés et pas aussi nets que les originaux ». « Au bout d’un moment, on sent très instinctivement quand quelque chose ne colle pas, ajoute Harry Cantwell, patron de la boutique Never Gonna Turn You Down. Il faut se faire la main, toucher les tissus, repérer les étiquettes. Et, une fois le t-shirt acheté, il faut bien les traiter. »

Parmi les amateurs de vieux t-shirts de rock, deux écoles s’opposent en effet. Les porteurs et les collectionneurs. « Certains de nos clients considèrent leurs t-shirts comme des œuvres dʼart rares, répond Richard Colligan. Ils les encadrent ou les stockent dans du plastique afin d’en préserver la qualité. » Ce n’est pourtant peut-être pas la meilleure façon de prendre soin d’un t-shirt. « Porter un vieux t-shirt renforce ses fibres, surtout les modèles noirs, qui ont été fabriqués à l’aide de teintures à base de soufre, renseignent ainsi les experts de Bidstitch. Au contraire, quand on ne le porte pas, il risque de sécher et donc de s’abimer. » À ce prix-là, ce serait dommage.

 

Depuis quelques mois, le désir autour des vieux t-shirts de groupes ne cesse de grimper. Les prix aussi. Pourquoi ? Comment ? Et jusqu’où ?

Par Faye Fearon. Photos portées Sean Thomas.
Article originellement paru dans le numéro 8 de l'Étiquette.

Au milieu d’un t-shirt noir, patiné par des centaines de lavages, est imprimé un carré bleu orné d’une vague naissante. Quatre lettres grises, massives, sont plantées au-dessus, « RIDE ». Dans le dos, un autre mot est écrit, en gris lui aussi, « NOWHERE ». Pour le commun des mortels, ceci n’est qu’un simple t-shirt au col détendu, une vieillerie sans valeur, parfaite pour trainer le week-end, ou, pire, nettoyer l’argenterie. Pour un amateur de pop anglaise, c’est un peu mieux, un clin d’œil sympathique au groupe de shoegazing d’Oxford passé à la postérité dans les années 1990, par la grâce de l’album Nowhere, et injustement laissé depuis dans l’ombre d’enseignes comme My Bloody Valentine, The Jesus and Mary Chain ou Slowdive. Pour un amateur de photographie, ou de surf, ce sera encore autre chose, une référence à l’Américain Warren Bolster, connu pour ses images de glisse en tout genre, pionnier de l’utilisation de l’objectif fisheye dans les années 1970 et auteur de cette image de vague naissante. Mais pour quelqu’un, ce t-shirt-là, taille XL, était de tout évidence bien plus que tout cela réuni.

Il y a quelques semaines, un jeudi, en pleine matinée, un Anglais a mis ce t-shirt dans son panier, puis est passé au paiement sans sourciller. Le prix de la chose ? 1290 livres, soit 1550 euros. « Je savais qu’il allait finir par partir, même à ce prix, sourit Nik Sinha, fondateur du site Lost Blue Heaven spécialisé dans les vieux t-shirts de rock. Le gars qui l’a acheté est un fan de Ride, cette pièce était tout en haut de sa liste depuis un moment. En vrai, ce t-shirt-là est l’un des plus recherchés par les amateurs de rock anglais.» Nik Sinha avait lui-même acheté le t-shirt à bon prix auprès d’un fan de la première heure de Ride, qui avait assisté, en octobre 1990, à un concert du groupe à Bristol, lors de la tournée Nowhere. « J’ai pas mal bourlingué dans la musique et comme je viens de Manchester, je trouve toujours des connexions avec des potes ou des amis d’amis qui ont été aux concerts », complète Nik Sinha. Sur son site, celui-ci propose chaque semaine, le vendredi, à 18 heures, une demi-douzaine de t-shirts rock anciens. Dans le lot apparais- sent souvent des pièces à l’effigie des Stone Roses, des Smiths, des Happy Mondays ou encore de New Order, bastions de la musique mancunienne. Mais il vend aussi des importations, comme ces t-shirts de Radiohead, Blur, The Doors ou R.E.M. Tous ne valent pas le prix du t-shirt Ride, mais beaucoup sont mis en vente à plusieurs centaines de livres. Et, à en juger par les « sold out »qui s’empilent sur le site, ils n’ont pas de mal à trouver preneur.

De fait, depuis quelques mois, le marché du t-shirt rock ancien semble frappé d’hystérie. En quelques clics sur eBay ou Etsy, ou via Gem, voici un t-shirt noir Primal Scream de 1994, à 950 euros. À côté un rouge, du même groupe, manches longues, taille XL, est encore un peu plus cher. Un modèle vert floqué du logo Parklife, du groupe Blur, frôle lui aussi les 1000 euros. Comme à la grande époque, Oasis n’est pas en reste, à en juger par ce modèle imprimé du titre (What’s the Story) Morning Glory ? Les groupes américains n’échappent pas non plus à l’inflation. Ici, c’est un t-shirt noir Sonic Youth de 1993 à 800 euros. Plus loin, un autre Sonic Youth, modèle de type ringer blanc à col rouge, de 1986, orné d’un portrait serré de Jane Birkin, atteint les 1300 euros. On pourrait continuer ainsi à l’infini. Du groupe le plus connu au plus pointu, les annonces s’enchaînent et les prix s’envolent. Terren Urlacher et Drew Heifetz, patrons de Bidstitch, un site consacré a l’achat et la revente de pièces de seconde main, ne sont pas surpris à l’énumération de ces noms et de ces montants. Eux- mêmes assurent avoir vendu « des t-shirts de promo Nirvana à des collectionneurs pour plus de 8 000 dollars ». Une somme folle, mais encore nettement inférieure à celle déboursée pour le t-shirt de rock le plus cher de l’histoire. En octobre dernier, un modèle à l’effigie du groupe américain The Grateful Dead datant de 1967, l’un des tous premiers printés et commercialisés par le groupe, a ainsi été mis aux enchères par la maison Sotheby’s. En excellent état, le t-shirt de couleur orange, anciennement propriété d’un ingé-son ayant directement travaillé avec le groupe, est parti pour près de 17460 dollars, soit 16130 euros, avant taxes. Pour l’acheteur, le collectionneur américain, Bo Bushnell, cet achat était surtout une façon de rendre hommage à Allan « Gut » Terk, un ancien Hells Angel, auteur du dessin imprimé sur le t-shirt. « Je voulais garder sa mémoire vivante. »

COFFRE DE VOITURE ET ACHETEURS JAPONAIS

Rembobinons et reprenons les choses par le début. Le tout premier t-shirt de rock a été crée en 1956. Cinq ans après la sortie du film Un tramway nommé désir , l’image de Marlon Brando moulé dans un t-shirt blanc uni continue à faire des vagues et des émules dans la jeunesse américaine. Pour faire rentrer un peu d’argent, et ainsi assurer son fonctionnement, un fan-club d’Elvis décide de commercialiser un t-shirt blanc à son effigie lors d’un concert. À deux dollars l’unité, ils partent immédiatement. L’opération se répète, le phénomène s’étend. À San Francisco, le très réputé, et très malin, promoteur de concert Bill Graham flaire le bon coup. Pour promouvoir ses artistes, il édite des t-shirts vendus pendant les concerts, au Winterland, la salle dont il s’occupe. Des modèles à l’effigie de Janis Joplin ou du Jefferson Airplane sont édités par dizaines. C’est à cette époque que le fameux t-shirt orange du Grateful Dead est commercialisé. Justement, intriguée par le succès de ces t-shirts, la femme de Bill Kreutzmann, le batteur du groupe, vient un jour aux renseignements. « Qui touche sur les ventes ? », demande-t-elle benoîtement à Bill Graham. Ce dernier comprend alors qu’il est temps d’organiser ce business-là de façon sérieuse. En 1974, associé à deux de ses em- ployés, les dénommés Dell et Dave Furano, Graham monte Winterland, la toute première entreprise spécialisée dans l’édition de t-shirts de rock. Mais la partie n’est pas encore gagnée. « Au début, ce n’était vraiment pas simple de vendre ce merchandising, racontait Dell Furano, décédé l’an dernier, au magazine Rolling Stones en 2017. Les groupes nous disaient : “Ok, vous pouvez vendre des t-shirts, mais ne nous faites pas honte, foutez-vous dans un coin !” »

La pratique va pourtant rapidement rentrer dans les mœurs. Pour les groupes, qui n’hésitent souvent pas à fabriquer eux-mêmes leurs t-shirts, les ventes deviennent une source de revenu complémentaire. Pour les fans aussi. Ils sont en effet nombreux à cette époque à fabriquer des t-shirts et à les commercialiser, lors des concerts, souvent à la sauvette, dans le coffre de leur voiture ou sur une glacière. Moins chers que les t-shirts officiels, ces modèles bootlegs plaisent aux puristes. « C’est la version t-shirt d’un fanzine », résume Terren Urlacher. Le t-shirt de rock devient une culture en même temps qu’un business. « À la fin des années 1970, nous avons commencé à vendre les t-shirts en dehors des concerts, dans de véritables boutiques, se souvenait encore Dell Furano dans Rolling Stones. Le premier groupe que nous avons vendu en boutique, c’est le Grateful Dead. Nous avons réussi à placer des t-shirts tie and dye dans plusieurs boutiques de San Francisco. Et ils les ont vendus… »

À l’évocation de cette histoire-là, le Français Philippe Christol, spécialiste du sourcing de vêtements anciens, trait d’union entre grossistes et revendeurs, ne peut pas s’empêcher de sourire. Lui est déjà tombé sur des t-shirts de rock de cette époque originelle. « C’était sur un flea market au Texas, au début des années 1990, se souvient-il. Le gars vendait des t-shirts de groupes des années 1970. Ramones, Velvet Underground, Led Zeppelin, Stooges. J’en ai acheté un lot pour cinq dollars pièce. Quelques années plus tard, un de mes amis japonais m’a offert 5 000 dollars pour l’ensemble… » Fou ? Au regard du marché actuel, cet acheteur a en réalité sans doute fait une très bonne affaire. Philippe Christol reprend : « Cela peut sembler irrationnel de l’extérieur, parce qu’il s’agit d’un simple t-shirt, mais c’est extrêmement classique comme phénomène. C’est la loi de l’offre et de la demande qui détermine le prix. Si des gens sont prêts à payer très cher un t-shirt de rock, c’est que c’est le bon prix, tout simplement. Il faut juste accepter que la valeur symbolique du t-shirt soit plus grande que sa valeur réelle. Au fond, acheter un t-shirt des Doors n’est donc pas très différent d’acheter un t-shirt d’une marque de mode avec un logo ostentatoire… »

Ian Humes, fondateur de Freak Scene, boutique basée à Brighton, en Angleterre, ne dit évidemment pas le contraire. Dans sa collection, on retrouve la fine fleur des années 1990, Sonic Youth, My Bloody Valentine ou Smashing Pumpkins. Récemment, il a d’ailleurs vendu un t-shirt du groupe de Billy Corgan pour 2 000 euros. Actuellement l’attraction de sa boutique est un t-shirt Nirvana acheté bien avant la gloire, le 3 décembre 1989, lors du légendaire Lamefest organisé par le label Sub Pop à Détroit. Le prix ? 1800 livres, soit 2160 euros. « Depuis quelques mois, la demande est extrêmement forte pour les t-shirts des années 1990, donc les prix grimpent. Nos clients ont une trentaine ou une quarantaine d’années. Ils achètent des t-shirts qui leur parlent. Moi-même je suis fan de Nirvana depuis mes 13 ans donc je suis particulièrement attiré par les t-shirts du groupe. »« Je pense que cet attrait pour les années 1990 est en grande partie lié à la pandémie, continue Richard Colligan, propriétaire du légendaire magasin Metropolis à New York. De nombreux jeunes ont passé leur temps libre à s’éduquer à la musique de la décennie dans laquelle ils sont nés, souvent les années 1990. » Patrick Klima, propriétaire de l’entreprise WyCo Vintage, située à Kansas City, complète la théorie : « Il se trouve aussi que c’est la décennie 1990 qui a conclu l’évolution de la musique au XXe siècle. Elle a été influencée par tous les genres rock, punk et alternatifs, si bien que les jeunes la considèrent comme le point culminant de l’industrie, celui qui boucle la boucle… » « Il ne faut pas non plus sous-estimer l’influence des stars dans cette tendance », ajoute Philippe Christol, en soulignant qu’ASAP Rocky et Kanye West, en particulier, ont été photographiés avec des t-shirts de groupes des années 1990 comme Primal Scream ou My Bloody Valentine, achetés dans la boutique Procell à New York ou chez Metropolis. « Il est d’ailleurs intéressant de constater que des musiciens considérés comme hip-hop font référence à la musique rock d’avant les années 2000 dans leur style, note au passage Richard Colligan. C’est une façon de montrer que tout se mêle dans la musique, et qu’on n’appartient jamais seule- ment à un genre. Tant mieux. Ces deux-là ont amené beaucoup de nouveaux clients dans notre magasin. »

SOUFRE ET COUTURE SIMPLE

Les grand principes sont là, immuablement posés. Restent les subtilités. Pourquoi un t-shirt My Bloody Valentine vaut-il davantage qu’un t-shirt du Velvet Underground, groupe pourtant plus bien important dans l’histoire du rock ? Et pourquoi deux t-shirts du même groupe peuvent-ils valoir deux prix extrême- ment différents ? « C’est la rareté du modèle qui fait l’essentiel, résume Terren Urlacher. Mais une part de snobisme opère évidemment. » Ainsi, les fans de Nirvana savent qu’un t-shirt postérieur à 1993 a moins de valeur qu’un t-shirt datant de 1990, année de l’apogée du groupe. Les amateurs de shoegaze ont eux conscience qu’un t-shirt de My Bloody Valentine est plus précieux qu’un t-shirt Slowdive, car l’album Loveless des premiers est considéré par la critique comme le coup d’envoi de l’explosion du genre dans les années 1990. « Si on me de- mande de résumer ce qui fait la valeur d’un vieux t-shirt de rock, je dirais que c’est une équation entre la rareté de la pièce et la popularité du groupe et du genre dans lequel il s’inscrit », résume Nik Sinha de Lost Blue Heaven. Avant de se reprendre : « Les critères esthétiques sont moins importants que pour d’autres vêtements, mais bien sûr ils rentrent aussi en ligne de compte. Tous les t-shirts de groupe ne sont pas aussi beaux et en bon état les uns que les autres. »



De fait, il y a évidemment des codes pour identifier un beau t-shirt de rock, et écarter les reproductions récentes. « Les t-shirts modernes sont cousus avec une double couture, ce n’est pas ce que nous recherchons, observe Drew Heifetz de Bidstitch, en extirpant d’une pile un t-shirt Soundgarden élimé. Tous les modèles datant des années 1990 et d’avant sont cousus avec une couture simple ou “single stitch”. La différence saute aux yeux, surtout au niveau du col. » Pour Thom van de Velde de la boutique NLVintage de Rotterdam, il est « facile de repérer un faux vintage car les imprimés sont généralement trop saturés et pas aussi nets que les originaux ». « Au bout d’un moment, on sent très instinctivement quand quelque chose ne colle pas, ajoute Harry Cantwell, patron de la boutique Never Gonna Turn You Down. Il faut se faire la main, toucher les tissus, repérer les étiquettes. Et, une fois le t-shirt acheté, il faut bien les traiter. »

Parmi les amateurs de vieux t-shirts de rock, deux écoles s’opposent en effet. Les porteurs et les collectionneurs. « Certains de nos clients considèrent leurs t-shirts comme des œuvres dʼart rares, répond Richard Colligan. Ils les encadrent ou les stockent dans du plastique afin d’en préserver la qualité. » Ce n’est pourtant peut-être pas la meilleure façon de prendre soin d’un t-shirt. « Porter un vieux t-shirt renforce ses fibres, surtout les modèles noirs, qui ont été fabriqués à l’aide de teintures à base de soufre, renseignent ainsi les experts de Bidstitch. Au contraire, quand on ne le porte pas, il risque de sécher et donc de s’abimer. » À ce prix-là, ce serait dommage.

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