MCQUEEN

LES ANNÉES SAVILE ROW ALEXANDER MCQUEEN

Du couturier anglais, tragiquement décédé en 2010, on garde en tête les créations spectaculaires et les tourments vertigineux. Mais Alexander McQueen était d’abord un technicien du vêtement. Et pour cause : entre 16 et 18 ans, il fit ses classes chez l’illustre tailleur Anderson & Sheppard... Retour sur une période méconnue mais fondatrice.

Par Gino Delmas, à Londres.
Article originellement paru dans le numéro 3 de L'Etiquette.

Lui là-bas ? Alexander McQueen chez Anderson & Sheppard ? La phrase ne tient pas. Le mariage, non plus. D’un côté, une étoile filante. De l’autre, une maison monumentale. Modernité et créativité contre tradition et savoir-faire. Chez Anderson & Sheppard, sur d’interminables étagères, s’entassent les liasses de tissus, et les fiches des clients de la maison. Cary Grant, Gary Cooper, Charlie Chaplin ou Fred Astaire sont passés par là. Le Prince Charles, Martin Scorsese et Bryan Ferry y ont leurs habitudes. Calvin Klein et Tom Ford aussi. Ici, on promet de ne jamais rien changer, et d’offrir toujours le même costume, toujours le meilleur. Chez Alexander McQueen, l’obsession était inverse. Une collection devait effacer la précédente, dans un tourbillon créatif hors de contrôle. Les sources d’inspiration ? Jack l’Éventreur, puis Les Oiseaux de Hitchcock, puis Shining de Kubrick, puis la guerre. Les provocations ? Constantes. Une saison, l’Anglais fit défiler des mannequins aux abois, « des femmes violées », justifiera-t-il. Une autre fois, il fit peindre en direct les robes de ses modèles par des robots. Alexander Mc- Queen chez Anderson & Sheppard ? Le mariage n’avait pas de sens. Et pourtant, il eut bien lieu. Entre 16 et 18 ans, celui que tout le monde appelait alors « Lee » apprit en effet à tailler des costumes dans la vénérable maison. Une anecdote ? Non, le socle de sa carrière.

DÉTERMINÉ, DOUÉ, RAPIDE

L’histoire commence au printemps 1985. Lee a 16 ans, il vient de quitter l’école, sans formation, ni projet. L’espace de quelques mois, il fréquente les cours du soir du West Ham Technical College. Aux côtés des mères de famille et des wannabe artistes, il apprend les rudiments du dessin. Dans un pub de son quartier, à Stratford, dans l’East London, Lee gagne aussi, parfois, quelques livres en servant des pie & mash aux ouvriers du coin. Le reste du temps, l’adolescent écoute de la house, dévore des livres d’ornithologie, pour laquelle il se passionne, et feuillette les rares magazines de mode qui lui passent sous la main. Lee se sent l’âme d’un créatif, mais n’a rien contre l’idée de regarder la télé, avachi sur le canapé de la modeste maison familiale de Biggerstaff Road. Un jour, la BBC diffuse justement un reportage sur Savile Row. Ambiance feutrée. Flanelles à rayures craie. Ciseaux de tailleur. Le reportage fait l’éloge du savoir-faire anglais, mais s’inquiète du manque de main d’œuvre. Les tailleurs londoniens de prestige recherchent désespérément des apprentis. Joyce, la mère de Lee, professeur de sciences sociales, est assise sur le canapé, elle aussi. Elle a immédiatement le déclic. Pourquoi ne pas y aller ? Pourquoi ne pas tenter sa chance ? Pour une fois, Lee n’est pas contre le fait d’essayer. Cela tombe bien : son père, chauffeur de taxi, irrité par l’oisiveté du fils, ne lui laisse pas trop le choix...

Quelques jours plus tard, le voilà donc qui débarque sur Savile Row, vêtu de son habituel jeans baggy et de ses sempiternelles Doc Martens noires. Mais à quelle porte frapper, sans le moindre piston ou contact ? Spontanément, Lee se dirige vers Anderson & Sheppard, le plus grand nom, celui qu’il a le plus entendu au fil des ans. Bonne pioche. Le tailleur cherche de la main d’œuvre et a pour politique de recruter des jeunes sans formation et vierges de toute expérience, susceptibles d’intégrer plus facile- ment la méthodologie maison. On demande à Lee de revenir trois jours plus tard. Le jour J, à l’heure dite, il monte jusqu’au troisième étage de l’immeuble et pose ses affaires sur une grande table en bois, marquée par le temps et les coups de ciseaux. Celle-ci est divisée en quatre espaces, correspondant à quatre postes de travail. Lorraine et Wendy, deux autres apprenties, travaillent ici depuis quelques mois déjà. Le dernier coin est occupé par Cornelius O’Callaghan, un quinquagénaire irlandais strict et taiseux, que tout le monde appelle « Con ». C’est l’un des meilleurs tailleurs de la maison, et sans doute l’un des meilleurs de Londres. «Con était un historique d’Anderson & Sheppard, se souvient Rose Mary, aujourd’hui responsable des gilets. Il appartenait à une génération formée au tailoring au sortir de la guerre. Il avait la rigueur et la discipline des gens qui sont passés par l’armée ou la marine. Avec lui, tu devais bosser et te taire. » Sans tarder, Con remet donc à Lee un dé à coudre, des aiguilles et du fil.

Lee connaît les rudiments de la couture, appris sur le tas, avec sa mère et sa sœur Janet. Pour cette dernière, il a même déjà confectionné plusieurs pièces, dont une robe tube noire. « Si serrée que je pouvais à peine bouger les jambes pour monter les escaliers, mais on n’arrêtait pas de me complimenter quand je la portais », témoigne l’intéressée. Mais ses connaissances techniques sont limitées, et le tailoring, l’art du costume, est pour lui un tout nouveau monde. Alors, avec application, il se met au boulot. La première leçon concerne l’intérieur du revers de la veste. Lee apprend, emmagasine. Les journées commencent à 8h30 et se terminent à 17 heures. Une pause thé le matin, une autre dans l’après midi, et quelques minutes de déjeuner, se résumant le plus sou- vent à un sandwich avalé sur un coin de table, dans les ateliers. Comme les autres apprentis de la maison, Lee gagne trente livres par semaine. « C’était comme dans un Dickens, assis les jambes croisées sur un banc, à construire des revers », résumera-t-il au micro de la BBC en 1997.

Lee est un apprenti travailleur et doué. « Il était très concentré, il voulait apprendre à monter une veste, et vite. Il avait cette détermination sourde », se souvient Byron, aujourd’hui responsable des retouches pantalons chez le tailleur. « Il avait vraiment soif de connaissances », confirme Derrick, un autre apprenti, présent en même temps que Mc Queen. Les résultats se font rapidement sentir. Après l’intérieur du revers, le jeune homme apprend l’entoilage, les poches intérieures, puis l’extérieur des revers. Chez Anderson & Sheppard, on considère généralement qu’un apprenti partant de zéro doit pouvoir réaliser un forward, soit une veste quasi finie, prête pour un premier essayage avec le client, en quatre ans. Trois dans le meilleur des cas. Mais Lee touche au but après seulement deux ans de travail. Il maîtrise l’épaule caractéristique d’Anderson & Sheppard, une épaule souple, à l’emmanchure haute, reconnaissable à ce léger surplus de tissus formant de subtils plis, ou drapes, et donnant l’illusion d’une carrure élargie et d’une taille affinée. La dextérité de McQueen est telle qu’il monte bientôt des vestes destinées aux clients les plus prestigieux de la maison, comme le Prince Charles ou Calvin Klein. « J’allais vite, j’étais bon ! », fanfaronnera-t-il encore sur la BBC.

TECHNIQUE, CRÉATIF

Plus tard, au fil de sa carrière, McQueen se fera toujours remarquer pour sa dextérité tech- nique. En octobre 1990, quand il intègre le Master de design de la Saint Martins, la fameuse école de mode londonienne, il est le seul à ne pas avoir de diplôme en poche, mais le seul, aussi, à pouvoir entièrement couper et monter un modèle. À l’époque, son amie Alice Smith a l’habitude d’aller lui acheter du tissu au marché de Berwick Street. Lee étale la matière sur le sol de son mini appartement à Primrose Hill, et la magie opère : « Il avait une grande paire de ciseaux offerte par sa tante, et il cou- pait sans patron ni marques, et c’était parfait à chaque fois... Je n’y croyais pas. » Devant un modèle, ou un tissu, Lee n’est jamais intimidé. En 1996, un jour d’essayage chez Givenchy, quelques jours avant son tout premier défilé pour la maison, Eva Herzigova se présente dans une combinaison moulante. Mais un truc cloche. Devant les yeux médusés de la chef d’atelier, qui a passé des dizaines d’heures sur la pièce, Lee saisit une paire de ciseaux et coupe les deux jambes pour en faire un body. Les ciseaux lui servent à déconstruire, mais aussi à construire. Ce qu’il fait devant la caméra de la journaliste Marie-Christiane Marek, en 1997: à partir d’un grand pan de tissu blanc, McQueen, une paire de ciseaux en main, rien d’autre, façonne une épaule sur un Stockman. Un autre exemple ? Quelques années plus tard encore, l’Anglais travaille les costumes du spectacle du ballet Eonnagata. La première ballerine Sylvie Guillem n’a pas oublié : « Alexander avait notamment fait un costume pour un des personnage sombre et négatif. À l’essayage, il ne le trouvait pas assez sinistre. Il a dit : “Apportez-moi du tissu et des ciseaux”, et là, devant nous, il a coupé un autre costume. Ça a pris environ trois minutes. Tellement rapide, et finalement parfait. »

Chez McQueen, au fil des ans et des défilés, la science du costume restera un fil rouge. « Tout ce que je fais est basé sur le tailoring », avait l’habitude de répéter le créateur. « Anderson & Sheppard a donné à Lee cette plate- forme pour aller là où il voulait. Il a construit ses silhouettes sur des bases théoriques et des pratiques solides », précise son neveu Gary McQueen, qui a longtemps travaillé à ses côtés. En 1992, la veste phare de sa collection de fin d’études, à la Saint Martins, est particulièrement spectaculaire. Taillée dans un tissu noir de jais, elle est courte, évasée sur les reins. L’entoilage est remplacé par des cheveux humains. La recette est là. Tailoring parfait, folie créatrice. Dès ses premiers défilés, Mc- Queen impose ainsi une nouvelle coupe de pantalon, le bumster, tellement taille basse qu’il couvre à peine le pubis et dévoile le haut des fesses. Plus tard, il y aura les épaules droites et carrées de la collection VOSS en 2001, puis celles, larges, des banquiers sans foi ni loi de The Forgotten en 2007. En 2010, pour son dernier défilé masculin, quelques mois avant de se donner la mort, McQueen optera pour de spectaculaires épaules pagode, remontant vers le haut, comme le toit des pagodes. 

DISCRET, TAISEUX, PROVOCATEUR

Chez Anderson & Sheppard, au fil des ans, on observera avec étonnement le parcours du jeune homme. « Je me suis demandé comment il avait pu passer d’un jeune apprenti spécialisé dans les vestes, à un designer qui imaginait des créations aussi fantastiques, s’étonne encore Frances, apprentie sur place en même temps que Lee. Jamais, je n’aurais pu prédire qu’il avait cela en lui, tout cet uni- vers. » Il faut dire que, dans les ateliers, Lee était du genre discret. « Il ne socialisait pas trop avec les autres apprentis », se souvient Danny, lui aussi apprenti chez Anderson & Sheppard à l’époque, et désormais headcutter de la maison. Les conversations sont rares, furtives. Quand Con s’absente, Lorraine et Wendy taquinent parfois Lee au sujet de ses fringues, ou de ses goûts musicaux. Un jour, à l’heure du thé, le ton finit même par monter. Les deux jeunes femmes ne connaissent rien à la house. Elles ne comprennent pas comment on peut aimer cela. Ou font semblant de ne pas comprendre. Lee tente d’expliquer. Derrick s’invite dans la conversation : « J’ai pris son parti et à partir de là, ça a crée une connexion forte, s’amuse celui qui était sans doute le plus proche de Lee pendant son apprentissage. Nous étions les seuls de la boîte à adorer ça. On en parlait dès qu’on pouvait. »

Lee ne quitte pas son 501 et ses Doc Martens. Il porte souvent un col roulé noir, parfois une chemise en oxford, ou une veste à carreaux. Au fil des mois, alors que sa maîtrise technique augmente, il semble affiner son goût, sa vision du vêtement. De plus en plus souvent, pendant la pause déjeuner, il griffonne discrètement des dessins de robes. Parfois, aussi, Lee s’absente, pour quelques minutes, puis quelques heures. S’en va-t-il, comme il dit, pour s’occuper de Joyce, sa mère malade ? A-t-il tout simplement mieux à faire ? Lee a désormais 18 ans, il sort de plus en plus sou- vent et découvre les plaisirs de la nuit avec une bande d’amis. Parfois, il est euphorique. D’autres fois, il semble rattrapé par ses démons. La difficulté à vivre librement son homosexualité, et à la faire accepter par son père, lui pèse. Le souvenir des agressions sexuelles subies du premier mari de son aînée Janet, alors qu’il n’avait que 9 ans, le hantent. « On commençait à sentir certains tourments monter en lui », croit se souvenir Frances. Une forme de distance s’installe entre lui et Anderson & Sheppard. C’est d’ailleurs à cette époque que Lee s’amuse à faire courir une folle rumeur. Il glisse à ses collègues qu’il a écrit des insanités sur la doublure d’une veste destinée au Prince Charles. Il jure, insiste, et s’amuse à observer la mine déconfite de ses collègues. Pendant des années, il se plaira à entretenir la rumeur. À tel point qu’Anderson & Sheppard finira même par rappeler la veste mise en cause pour vérifier la doublure. Rien. Pas d’insanité. Simple provocation.

Après deux ans, à la moitié de son apprentissage, Lee quitte Anderson & Sheppard sans diplôme, mais la tête haute. « En partant, il m’a dit : “Un jour, j’aurai mon affaire”, se souvient Byron, le responsable des retouches pantalons du tailleur. Au détour d’une conversation, il a même dit à un autre tailleur qu’il aurait une boutique sur Savile Row plus tard. Il n’avait pas vingt ans. On a bien rigolé en entendant cela.» En 2013, trois ans après sa mort, une boutique McQueen ouvrira bien sur Savile Row. « Le laisser partir a été une bénédiction pour lui, avance Frances, il n’était pas fait pour ce monde. Il y a beaucoup de talent chez nous, mais son ambition ne se se- rait pas satisfaite de faire la même pièce toute sa vie... Je pense que son temps ici lui a aussi permis de voir ce qu’il ne voulait pas faire », développe-t-elle, assise sur son établi. En 1997, au micro de la BBC, l’intéressé lance- ra, lui, cette phrase qui n’en finira jamais de résonner : « Je n’aurais pas survécu dans un endroit comme ça, enfermé dans un petit atelier à piquer des revers... ».

 

À regarder (absolument) : « McQueen », de Ian Bonhôte et Peter Ettedgui, 2018

 

 

Du couturier anglais, tragiquement décédé en 2010, on garde en tête les créations spectaculaires et les tourments vertigineux. Mais Alexander McQueen était d’abord un technicien du vêtement. Et pour cause : entre 16 et 18 ans, il fit ses classes chez l’illustre tailleur Anderson & Sheppard... Retour sur une période méconnue mais fondatrice.

Par Gino Delmas, à Londres.
Article originellement paru dans le numéro 3 de L'Etiquette.

Lui là-bas ? Alexander McQueen chez Anderson & Sheppard ? La phrase ne tient pas. Le mariage, non plus. D’un côté, une étoile filante. De l’autre, une maison monumentale. Modernité et créativité contre tradition et savoir-faire. Chez Anderson & Sheppard, sur d’interminables étagères, s’entassent les liasses de tissus, et les fiches des clients de la maison. Cary Grant, Gary Cooper, Charlie Chaplin ou Fred Astaire sont passés par là. Le Prince Charles, Martin Scorsese et Bryan Ferry y ont leurs habitudes. Calvin Klein et Tom Ford aussi. Ici, on promet de ne jamais rien changer, et d’offrir toujours le même costume, toujours le meilleur. Chez Alexander McQueen, l’obsession était inverse. Une collection devait effacer la précédente, dans un tourbillon créatif hors de contrôle. Les sources d’inspiration ? Jack l’Éventreur, puis Les Oiseaux de Hitchcock, puis Shining de Kubrick, puis la guerre. Les provocations ? Constantes. Une saison, l’Anglais fit défiler des mannequins aux abois, « des femmes violées », justifiera-t-il. Une autre fois, il fit peindre en direct les robes de ses modèles par des robots. Alexander Mc- Queen chez Anderson & Sheppard ? Le mariage n’avait pas de sens. Et pourtant, il eut bien lieu. Entre 16 et 18 ans, celui que tout le monde appelait alors « Lee » apprit en effet à tailler des costumes dans la vénérable maison. Une anecdote ? Non, le socle de sa carrière.

DÉTERMINÉ, DOUÉ, RAPIDE

L’histoire commence au printemps 1985. Lee a 16 ans, il vient de quitter l’école, sans formation, ni projet. L’espace de quelques mois, il fréquente les cours du soir du West Ham Technical College. Aux côtés des mères de famille et des wannabe artistes, il apprend les rudiments du dessin. Dans un pub de son quartier, à Stratford, dans l’East London, Lee gagne aussi, parfois, quelques livres en servant des pie & mash aux ouvriers du coin. Le reste du temps, l’adolescent écoute de la house, dévore des livres d’ornithologie, pour laquelle il se passionne, et feuillette les rares magazines de mode qui lui passent sous la main. Lee se sent l’âme d’un créatif, mais n’a rien contre l’idée de regarder la télé, avachi sur le canapé de la modeste maison familiale de Biggerstaff Road. Un jour, la BBC diffuse justement un reportage sur Savile Row. Ambiance feutrée. Flanelles à rayures craie. Ciseaux de tailleur. Le reportage fait l’éloge du savoir-faire anglais, mais s’inquiète du manque de main d’œuvre. Les tailleurs londoniens de prestige recherchent désespérément des apprentis. Joyce, la mère de Lee, professeur de sciences sociales, est assise sur le canapé, elle aussi. Elle a immédiatement le déclic. Pourquoi ne pas y aller ? Pourquoi ne pas tenter sa chance ? Pour une fois, Lee n’est pas contre le fait d’essayer. Cela tombe bien : son père, chauffeur de taxi, irrité par l’oisiveté du fils, ne lui laisse pas trop le choix...

Quelques jours plus tard, le voilà donc qui débarque sur Savile Row, vêtu de son habituel jeans baggy et de ses sempiternelles Doc Martens noires. Mais à quelle porte frapper, sans le moindre piston ou contact ? Spontanément, Lee se dirige vers Anderson & Sheppard, le plus grand nom, celui qu’il a le plus entendu au fil des ans. Bonne pioche. Le tailleur cherche de la main d’œuvre et a pour politique de recruter des jeunes sans formation et vierges de toute expérience, susceptibles d’intégrer plus facile- ment la méthodologie maison. On demande à Lee de revenir trois jours plus tard. Le jour J, à l’heure dite, il monte jusqu’au troisième étage de l’immeuble et pose ses affaires sur une grande table en bois, marquée par le temps et les coups de ciseaux. Celle-ci est divisée en quatre espaces, correspondant à quatre postes de travail. Lorraine et Wendy, deux autres apprenties, travaillent ici depuis quelques mois déjà. Le dernier coin est occupé par Cornelius O’Callaghan, un quinquagénaire irlandais strict et taiseux, que tout le monde appelle « Con ». C’est l’un des meilleurs tailleurs de la maison, et sans doute l’un des meilleurs de Londres. «Con était un historique d’Anderson & Sheppard, se souvient Rose Mary, aujourd’hui responsable des gilets. Il appartenait à une génération formée au tailoring au sortir de la guerre. Il avait la rigueur et la discipline des gens qui sont passés par l’armée ou la marine. Avec lui, tu devais bosser et te taire. » Sans tarder, Con remet donc à Lee un dé à coudre, des aiguilles et du fil.

Lee connaît les rudiments de la couture, appris sur le tas, avec sa mère et sa sœur Janet. Pour cette dernière, il a même déjà confectionné plusieurs pièces, dont une robe tube noire. « Si serrée que je pouvais à peine bouger les jambes pour monter les escaliers, mais on n’arrêtait pas de me complimenter quand je la portais », témoigne l’intéressée. Mais ses connaissances techniques sont limitées, et le tailoring, l’art du costume, est pour lui un tout nouveau monde. Alors, avec application, il se met au boulot. La première leçon concerne l’intérieur du revers de la veste. Lee apprend, emmagasine. Les journées commencent à 8h30 et se terminent à 17 heures. Une pause thé le matin, une autre dans l’après midi, et quelques minutes de déjeuner, se résumant le plus sou- vent à un sandwich avalé sur un coin de table, dans les ateliers. Comme les autres apprentis de la maison, Lee gagne trente livres par semaine. « C’était comme dans un Dickens, assis les jambes croisées sur un banc, à construire des revers », résumera-t-il au micro de la BBC en 1997.

Lee est un apprenti travailleur et doué. « Il était très concentré, il voulait apprendre à monter une veste, et vite. Il avait cette détermination sourde », se souvient Byron, aujourd’hui responsable des retouches pantalons chez le tailleur. « Il avait vraiment soif de connaissances », confirme Derrick, un autre apprenti, présent en même temps que Mc Queen. Les résultats se font rapidement sentir. Après l’intérieur du revers, le jeune homme apprend l’entoilage, les poches intérieures, puis l’extérieur des revers. Chez Anderson & Sheppard, on considère généralement qu’un apprenti partant de zéro doit pouvoir réaliser un forward, soit une veste quasi finie, prête pour un premier essayage avec le client, en quatre ans. Trois dans le meilleur des cas. Mais Lee touche au but après seulement deux ans de travail. Il maîtrise l’épaule caractéristique d’Anderson & Sheppard, une épaule souple, à l’emmanchure haute, reconnaissable à ce léger surplus de tissus formant de subtils plis, ou drapes, et donnant l’illusion d’une carrure élargie et d’une taille affinée. La dextérité de McQueen est telle qu’il monte bientôt des vestes destinées aux clients les plus prestigieux de la maison, comme le Prince Charles ou Calvin Klein. « J’allais vite, j’étais bon ! », fanfaronnera-t-il encore sur la BBC.

TECHNIQUE, CRÉATIF

Plus tard, au fil de sa carrière, McQueen se fera toujours remarquer pour sa dextérité tech- nique. En octobre 1990, quand il intègre le Master de design de la Saint Martins, la fameuse école de mode londonienne, il est le seul à ne pas avoir de diplôme en poche, mais le seul, aussi, à pouvoir entièrement couper et monter un modèle. À l’époque, son amie Alice Smith a l’habitude d’aller lui acheter du tissu au marché de Berwick Street. Lee étale la matière sur le sol de son mini appartement à Primrose Hill, et la magie opère : « Il avait une grande paire de ciseaux offerte par sa tante, et il cou- pait sans patron ni marques, et c’était parfait à chaque fois... Je n’y croyais pas. » Devant un modèle, ou un tissu, Lee n’est jamais intimidé. En 1996, un jour d’essayage chez Givenchy, quelques jours avant son tout premier défilé pour la maison, Eva Herzigova se présente dans une combinaison moulante. Mais un truc cloche. Devant les yeux médusés de la chef d’atelier, qui a passé des dizaines d’heures sur la pièce, Lee saisit une paire de ciseaux et coupe les deux jambes pour en faire un body. Les ciseaux lui servent à déconstruire, mais aussi à construire. Ce qu’il fait devant la caméra de la journaliste Marie-Christiane Marek, en 1997: à partir d’un grand pan de tissu blanc, McQueen, une paire de ciseaux en main, rien d’autre, façonne une épaule sur un Stockman. Un autre exemple ? Quelques années plus tard encore, l’Anglais travaille les costumes du spectacle du ballet Eonnagata. La première ballerine Sylvie Guillem n’a pas oublié : « Alexander avait notamment fait un costume pour un des personnage sombre et négatif. À l’essayage, il ne le trouvait pas assez sinistre. Il a dit : “Apportez-moi du tissu et des ciseaux”, et là, devant nous, il a coupé un autre costume. Ça a pris environ trois minutes. Tellement rapide, et finalement parfait. »

Chez McQueen, au fil des ans et des défilés, la science du costume restera un fil rouge. « Tout ce que je fais est basé sur le tailoring », avait l’habitude de répéter le créateur. « Anderson & Sheppard a donné à Lee cette plate- forme pour aller là où il voulait. Il a construit ses silhouettes sur des bases théoriques et des pratiques solides », précise son neveu Gary McQueen, qui a longtemps travaillé à ses côtés. En 1992, la veste phare de sa collection de fin d’études, à la Saint Martins, est particulièrement spectaculaire. Taillée dans un tissu noir de jais, elle est courte, évasée sur les reins. L’entoilage est remplacé par des cheveux humains. La recette est là. Tailoring parfait, folie créatrice. Dès ses premiers défilés, Mc- Queen impose ainsi une nouvelle coupe de pantalon, le bumster, tellement taille basse qu’il couvre à peine le pubis et dévoile le haut des fesses. Plus tard, il y aura les épaules droites et carrées de la collection VOSS en 2001, puis celles, larges, des banquiers sans foi ni loi de The Forgotten en 2007. En 2010, pour son dernier défilé masculin, quelques mois avant de se donner la mort, McQueen optera pour de spectaculaires épaules pagode, remontant vers le haut, comme le toit des pagodes. 

DISCRET, TAISEUX, PROVOCATEUR

Chez Anderson & Sheppard, au fil des ans, on observera avec étonnement le parcours du jeune homme. « Je me suis demandé comment il avait pu passer d’un jeune apprenti spécialisé dans les vestes, à un designer qui imaginait des créations aussi fantastiques, s’étonne encore Frances, apprentie sur place en même temps que Lee. Jamais, je n’aurais pu prédire qu’il avait cela en lui, tout cet uni- vers. » Il faut dire que, dans les ateliers, Lee était du genre discret. « Il ne socialisait pas trop avec les autres apprentis », se souvient Danny, lui aussi apprenti chez Anderson & Sheppard à l’époque, et désormais headcutter de la maison. Les conversations sont rares, furtives. Quand Con s’absente, Lorraine et Wendy taquinent parfois Lee au sujet de ses fringues, ou de ses goûts musicaux. Un jour, à l’heure du thé, le ton finit même par monter. Les deux jeunes femmes ne connaissent rien à la house. Elles ne comprennent pas comment on peut aimer cela. Ou font semblant de ne pas comprendre. Lee tente d’expliquer. Derrick s’invite dans la conversation : « J’ai pris son parti et à partir de là, ça a crée une connexion forte, s’amuse celui qui était sans doute le plus proche de Lee pendant son apprentissage. Nous étions les seuls de la boîte à adorer ça. On en parlait dès qu’on pouvait. »

Lee ne quitte pas son 501 et ses Doc Martens. Il porte souvent un col roulé noir, parfois une chemise en oxford, ou une veste à carreaux. Au fil des mois, alors que sa maîtrise technique augmente, il semble affiner son goût, sa vision du vêtement. De plus en plus souvent, pendant la pause déjeuner, il griffonne discrètement des dessins de robes. Parfois, aussi, Lee s’absente, pour quelques minutes, puis quelques heures. S’en va-t-il, comme il dit, pour s’occuper de Joyce, sa mère malade ? A-t-il tout simplement mieux à faire ? Lee a désormais 18 ans, il sort de plus en plus sou- vent et découvre les plaisirs de la nuit avec une bande d’amis. Parfois, il est euphorique. D’autres fois, il semble rattrapé par ses démons. La difficulté à vivre librement son homosexualité, et à la faire accepter par son père, lui pèse. Le souvenir des agressions sexuelles subies du premier mari de son aînée Janet, alors qu’il n’avait que 9 ans, le hantent. « On commençait à sentir certains tourments monter en lui », croit se souvenir Frances. Une forme de distance s’installe entre lui et Anderson & Sheppard. C’est d’ailleurs à cette époque que Lee s’amuse à faire courir une folle rumeur. Il glisse à ses collègues qu’il a écrit des insanités sur la doublure d’une veste destinée au Prince Charles. Il jure, insiste, et s’amuse à observer la mine déconfite de ses collègues. Pendant des années, il se plaira à entretenir la rumeur. À tel point qu’Anderson & Sheppard finira même par rappeler la veste mise en cause pour vérifier la doublure. Rien. Pas d’insanité. Simple provocation.

Après deux ans, à la moitié de son apprentissage, Lee quitte Anderson & Sheppard sans diplôme, mais la tête haute. « En partant, il m’a dit : “Un jour, j’aurai mon affaire”, se souvient Byron, le responsable des retouches pantalons du tailleur. Au détour d’une conversation, il a même dit à un autre tailleur qu’il aurait une boutique sur Savile Row plus tard. Il n’avait pas vingt ans. On a bien rigolé en entendant cela.» En 2013, trois ans après sa mort, une boutique McQueen ouvrira bien sur Savile Row. « Le laisser partir a été une bénédiction pour lui, avance Frances, il n’était pas fait pour ce monde. Il y a beaucoup de talent chez nous, mais son ambition ne se se- rait pas satisfaite de faire la même pièce toute sa vie... Je pense que son temps ici lui a aussi permis de voir ce qu’il ne voulait pas faire », développe-t-elle, assise sur son établi. En 1997, au micro de la BBC, l’intéressé lance- ra, lui, cette phrase qui n’en finira jamais de résonner : « Je n’aurais pas survécu dans un endroit comme ça, enfermé dans un petit atelier à piquer des revers... ».

 

À regarder (absolument) : « McQueen », de Ian Bonhôte et Peter Ettedgui, 2018

 

 

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