JONATHAN ANDERSON

INTERVIEW JONATHAN ANDERSON

On dit de lui qu’il est cérébral, et doué. On dit même parfois que c’est le plus cérébral et le plus doué de tous les créateurs du moment. À 38 ans, saisons après saisons, chez la femme comme chez l’homme, le Nord-Irlandais fait l’unanimité à la tête de sa propre marque et de la maison Loewe. Avec une candeur déconcertante, il raconte ici un parcours compliqué et une méthode simple.

Par Marc Beaugé et Gino Delmas, à Londres.
Les deux portraits sont de Scott Trindle pour JW Anderson.
Article originellement paru dans le numéro 8 de l'Étiquette. 

Quelque part dans le quartier de Shoreditch, à Londres, un bâtiment moderne et anonyme perdu au milieu de grands ensembles d’habitation populaires. Devant, un groupe de jeunes filles à l’allure d’étudiantes en école de mode fument des cigarettes en regardant leur téléphone. À l’intérieur, accroché à un mur noir, un néon rose éclaire une modeste banquette. Rien, ici, ne respire le prestige ou la gloire. Au contraire, chez JW Anderson, tout semble nonchalance et décontraction, à commencer par le créateur lui-même. Dans une salle de réunion, l’homme que la mode encense pour ses robes voitures ou ses imprimés fraises reçoit vêtu d’un simple sweat-shirt bleu mouliné et d’un jean usé. « Merci d’être venu jusque chez nous, dit-il, avant de prévenir. Comme je savais que vous veniez, j’ai un peu réfléchi et rassemblé mes souvenirs. »

L’ÉTIQUETTE. Vous rappelez-vous comment vous étiez habillé enfant ?
JONATHAN ANDERSON. Je suis passé par de très nombreuses phases vestimentaires, pas toutes très glorieuses. Spontanément, je repense à une phase terrible, cycliste fluo et t-shirt imprimé, de la marque Katharine Hamnett notamment. C’était le début de l’adolescence, ça. Puis mon style est devenu très mode, ce qui, en Irlande du Nord, au début des années 1990, était quand même une chose assez étrange, surtout quand on grandit, comme moi, dans une ferme entourée de milliers de poulets, des moutons, des bœufs, des vaches... (rires)

É. Ça ressemblait à quoi, ce look ?
J.A. Concrètement, j’allais chez T.K. Maxx, je fouillais les bacs de soldes et je prenais ce dont personne ne voulait. C’était la mode des chaussures Patrick Cox à l’époque, et je me souviens d’une paire à bout carré, qui semblait tout droit sortie d’un roman de Charles Dickens. Je me rappelle aussi d’un pantalon en velours imprimé tigre Jean-Paul Gaultier Jeans. Gaul- tier m’obsédait car dans la bibliothèque de mon école, il y avait un livre à son sujet, le seul livre de mode de toute la bibliothèque. Je me sou- viens aussi avoir économisé tout mon argent pour acheter un jeans Gucci que j’ai lavé trop chaud et fait rétrécir, avant même d’avoir pu le porter... Les gamins à l’école me disaient continuellement que j’avais l’air d’un idiot, ce n’était pas facile tous les jours... On peut dire que l’Irlande du Nord était un pays légèrement austère, à cette époque.

É. Sentiez-vous la guerre autour de vous ?
J.A. Oh oui... Un jour, le bus scolaire dans lequel je me trouvais a été détourné par des hommes en armes. Une autre fois, en allant voir mes grands-parents, j’ai croisé un type qui venait de se faire tirer dessus dans sa voiture. Une autre fois encore, un gars est entré dans le bar où travaillait mon frère, avec un casque de moto, et a tiré dans la tête d’un type assis au comptoir. C’était ce genre d’ambiance. Le matin, mon père auscultait la voiture avant de partir et on passait par des checkpoints pour aller à l’école... La violence était latente, mais la vie continuait.

É. Pensez-vous avoir conservé des séquelles de ce climat ?
J.A. Je pense que cela a fait de moi quelqu’un d’assez dur. Quoi que je vive, une partie de moi se dit que les choses pourraient être pires. C’est comme une armure. Je peux d’ailleurs, parfois, être assez dur avec les gens de mes équipes qui se plaignent, parce que je pense qu’on peut tou- jours relativiser...

É. Votre père était aussi réputé pour son caractère bien trempé.
J.A. Mon père, Willie Anderson, était un champion de rugby. Un matin, à 18 ou 19 ans, il s’est réveillé et a décidé qu’il ne serait pas paysan mais rugbyman, alors qu’il n’avait jamais joué de sa vie. Il s’est entraîné dur et a fini capitaine de l’équipe d’Irlande (alors que l’Irlande et l’Irlande du Nord sont représentées par deux sélections distinctes en football, elles font équipe commune en rugby, ndlr). On peut dire que c’était un homme déterminé, et très compétitif. L’adversité ne lui a jamais fait peur.

É. Il a même fait de la prison.
J.A. L’histoire est assez incroyable. Mes pa- rents se sont rencontrés juste avant que mon père ne parte jouer une tournée en Argentine avec les Barbarians, une sélection des meilleurs joueurs britanniques. Il faut se souvenir qu’à cette époque, la tension autour de l’île des Malouines était déjà très importante, on était tout proche de la guerre. Donc mon père part là-bas avec les Barbarians, pendant que ma mère reste au pays. Et un soir, manifestement ivre, il escalade un mât et décroche le drapeau argentin. Dans le climat de l’époque, c’était une très mauvaise idée. Il a été arrêté et a fait trois mois de prison sur place, dans une toute petite cellule. C’était très chaud pour lui, les Argentins étaient très hostiles. Avec ma mère, ils se sont écrit pendant ces quelques mois et ils ont fini par se marier à son retour...

É. Vous vous êtes essayé au rugby vous-même ?
J.A. Oui, et je garde un très mauvais souvenir de cette expérience. Une catastrophe.

É. À quel moment avez-vous commencé à vous émanciper de votre environnement ?
J.A. Au début des années 1990, mes parents sont allés en vacances à Ibiza parce c’était bon marché. Ils sont passés devant un panneau qui disait « maison à vendre » à San Carlos, au nord de l’île, et ils l’ont achetée sans réfléchir. Nous avons commencé à passer nos vacances dans cette petite maison avec mes parents, mon frère, ma sœur, mais aussi mes amis. Ibiza était incroyable à cette époque. Ce n’était pas du tout la tendance vegan actuelle, c’était beaucoup plus trash (rires). J’ai découvert la culture des clubs à cette époque. Je me souviens notamment des soirées Manumission, organisées par ce couple de Manchester qui finissait par faire l’amour sur scène... À Ibiza, je voyais des choses folles, comme des Speedo fluo ou des femmes avec les seins à l’air sur la plage (rires). Cet endroit me faisait du bien. Je suis heureux d’avoir grandi en Irlande, le système éducatif y est très bon, la vie est saine, mais j’ai toujours ressenti une forme de contrôle social là-bas. Vous savez, les gens qui regardent entre les rideaux, par la fenêtre... À l’inverse, Ibiza c’était une terre de liberté et de découverte. Comme Washington un peu plus tard.

É. Pourquoi êtes vous parti à Washington ?
J.A. Plus jeune, j’avais fait beaucoup de théâtre, j’avais notamment fréquenté le National Youth Music Theatre de Londres. Donc à 19 ans, je me suis mis en tête de devenir acteur. Je suis par- ti à Washington D.C. pour « live the dream », comme on dit. Là-bas, je me suis découvert une identité totalement nouvelle. D’abord j’ai com- pris que j’étais homosexuel. Ensuite, je suis devenu complètement obsédé par James Dean. Je me revois assis dans un cinéma vide, une Marlboro au bec, en train de regarder un film avec James Dean, habillé exactement comme lui : blouson rouge, jeans, t-shirt blanc.

É. Vous étiez bon acteur ?
J.A. J’étais très mauvais acteur, toujours à côté de la plaque. Partir à Washington, en réalité, c’était surtout une occasion de foutre le camp d’Irlande du Nord...

É. À quel moment la mode vous a-t-elle rattrapé ?
J.A. À Washington, j’ai rencontré ce type in- croyable, un Afro-Américain de deux mètres, drag-queen gigantesque. Il était le responsable des costumes au théâtre. J’ai passé beaucoup de temps avec lui au lieu d’aller aux répétitions, il m’apprenait tout ce qu’il fallait savoir sur les créateurs américains... Il a fait naître la pas- sion. Quand je me suis retrouvé à court d’argent, je suis rentré en Irlande et je me suis installé à Dublin, dans l’appartement que le club qu’en- traînait mon père lui mettait à disposition. J’ai trouvé un boulot dans le grand magasin Brown Thomas. Je leur ai menti en disant que j’avais travaillé pour toutes les plus grandes enseignes américaines... À l’époque il n’y avait pas de LinkedIn ou d’Instagram, vous pouviez raconter tous les bobards que vous vouliez. Je vendais la mode homme, c’était l’époque Gucci par Tom Ford, Dior par Hedi Slimane. Prada était un phénomène, Dolce & Gabbana cartonnait aussi. Nos principaux clients, c’étaient les footballeurs du coin. Ils venaient, on les poussait à la consommation et ils prenaient un pull Dolce et un pantalon en cuir évasé style cow- boy. Ils étaient les seuls à ne pas voir à quel point leur look faisait gay... Pour la première fois, je gagnais de l’argent.

É. Vous le dépensiez comment ?
J.A. Dans les sorties. On prenait les vêtements du magasin pour aller en boîte et on les remet- tait en rayon le lendemain. Ce n’était pas du vol, nous empruntions, comme les influenceurs aujourd’hui (rires). Et puis, au fil du temps, je me suis mis à faire le visual merchandising, et à monter les silhouettes sur les mannequins dans le magasin, au grand dam du responsable qui ne validait pas du tout mes goûts... Mais un jour, un gars de chez Prada est passé par hasard. J’avais arrangé un corner de la marque en mélangeant la ligne Prada Sport et la ligne principale, ce que personne n’osait faire à l’époque. Il n’a rien compris mais il a adoré. Il m’a connecté avec l’une des pontes de la marque qui m’a dit de l’appeler si jamais je voulais un travail. Mais je n’ai pas donné suite.

É. Pourquoi ?
J.A. À ce moment-là, j’avais envie d’étudier la mode. Le problème c’est que personne ne voulait de moi parce que je n’avais pas le bon parcours... J’ai fini par atterrir dans une université londonienne qui lançait un cours de mode masculine. Pour payer les cours, il me fallait de l’argent donc je suis finalement allé voir mon contact chez Prada. Je me souviens, ce jour-là, pour le rendez-vous, j’étais habillé d’un pyjama bleu pâle Marks & Spencers et de bottes de l’armée. Elle m’a dit : « Tu t’intégreras bien ici, tu peux commencer sur le champ si tu veux. » (rires) Alors, j’ai commencé comme ça. Mon boulot c’était de recevoir la marchandise, de l’installer en boutique et de composer les vitrines. C’est là, dans cette atmosphère, que j’ai senti que je pouvais le faire, que j’avais ma place dans ce milieu. J’ai décroché mon diplôme un peu au hasard, et j’ai commencé à créer des choses de mes mains, tout seul, dans mon coin. J’ai obtenu un prêt de 15 000 livres de la Banque d’Irlande, que je crois n’avoir jamais remboursé. J’ai quitté Prada et j’ai lancé ma propre marque comme ça, en 2005. J’avais 21 ans.

É. Que faisiez-vous ?
J.A. Des accessoires pour des boutiques de merde. On faisait principalement des écharpes et des accessoires tricotés avec mon meilleur ami, qui travaille toujours avec moi d’ailleurs. On faisait des broches aussi. Enfin, on collait une plume sur un pull-over tricoté et on vendait ça, comme ça. À cette époque, on a aussi fait un sac à linge en cuir, qui a été récupéré l’année suivante par Marc Jacobs pour un show Vuitton. C’était vraiment horrible, cette période. Le chaos total, rien n’allait. Je ne veux surtout pas revoir les pièces de ces an- nées-là... En parallèle de la marque, je courais les petits contrats. Lee Jeans m’a contacté pour faire des accessoires pour eux chez Lee Gold Label, en Belgique. J’ai accepté, je prenais tout à cette époque. Je me souviens être allé chez VF Europe, la société propriétaire de la marque, et j’ai fini par passer un mois en Inde pour faire leurs accessoires. C’était lunaire.

É. Vous pensez que ce parcours atypique fait de vous un meilleur designer aujourd’hui ?
J.A. Cette première marque a fait faillite, enfin techniquement on a fait faillite, même si ça ne veut pas dire grand-chose, parce qu’on n’avait pas d’actifs, pas d’employés, je ne me payais même pas moi-même... Je me souviens juste des ordinateurs saisis par un huissier. Il avait aussi pris les tissus et les commandes. D’une certaine manière, c’était un cauchemar, mais je suis heureux de l’avoir fait. J’ai appris de ces erreurs. Et puis j’ai compris que je devais bosser encore plus dur et que les collections devaient s’améliorer pour que les choses décollent. Au fil du temps, c’est arrivé, mon travail s’est affiné. Vers 2010, j’ai fait une collection entièrement autour du paisley et les gens ont commencé à en parler. Interview Magazine l’a photographiée, soudainement le Vogue anglais et Anna Wintour connaissaient mon nom. Et puis, quelques collections plus tard, il y a eu ce défilé hommes qui a littéralement tout changé...

É. Le défilé de 2013.
J.A. Oui, une collection masculine avec des robes, des shorts bouffants, des bottes hautes, et des bustiers. Le spectacle était assez minimal. Faute d’argent, nous n’avions que trois tissus, notamment un feutre épais utilisé pour les duffle-coats. Nous avons acheté des bottes, nous les avons coupées et nous avons collé des volants dessus quatre jours avant le défilé. C’était incroyablement mal fait. Quand la collection est entrée au musée, quelques années plus tard, on a tout refait proprement, parce que la fabrication était embarrassante. Mais à l’image, pendant le show, c’était génial.

É. Vous sentiez que cette collection allait faire date ?
J.A. Non, pour moi, c’était un défilé normal. Mais le lendemain, le Daily Mail a crié au scandale, ils ont dit qu’on avait humilié les mannequins, la mode, la masculinité dans son ensemble... Avec le recul, c’est fou comme on a évolué en moins de dix ans. On ne pourrait plus écrire cela aujourd’hui. Mais, pour l’époque, le mes- sage était très brutal.

É. Quel était le message, justement ?
J.A. En fait, à ce moment-là, il ne s’agissait pas de remettre en cause la masculinité traditionnelle dans son ensemble. J’étais juste obsédé par une image de Patti Smith et Robert Mapplethorpe, sur laquelle ils portent tous les deux une chemise blanche d’homme. Le message du défilé, c’était ça, une garde-robe partagée... Enfant, je me souvenais avoir demandé à ma mère de m’acheter ma première doudoune. Je rêvais d’une Helly Hansen à l’époque, jaune d’un côté, marine de l’autre, réversible, fantastique. Mais ma mère n’arrêtait pas de dire que c’était trop cher, donc elle m’a acheté une doudoune dans un magasin du coin, un truc sans marque horrible. Je portais donc cette putain de veste, et les gens à l’école me disaient : « Tu portes une veste de femme. » Je ne comprenais pas. Jusqu’au jour où on m’a expliqué que le zip était inversé sur les vestes de femmes. C’est resté. Une autre fois, mes parents avaient trouvé des polaires Jack Wolfskin en promotion. Il y en avait une bleue, petite, et une rose fluo, immense. Évidemment j’ai hérité de la rose et je me suis fait allumer à l’école. Avant même de m’intéresser aux vêtements, j’ai été confronté à ces préjugés sur le genre des vêtements... C’est de cela dont je voulais parler.

É. Comment vos parents ont-ils réagi à cette collection ?
J.A. Ils étaient heureux, ils ont toujours été d’un soutien incroyable. Ils vont à tous mes défilés, mon père adore harceler les personnes célèbres au premier rang. La seule chose qu’ils me demandent c’est : « Ne nous réclame jamais d’argent ! » (rires)

É. À cette époque, votre boulot et votre organisation semblaient encore très artisanaux...
J.A. La gestion des affaires était un désastre. De nos jours, quand les jeunes designers se lancent, ils ont déjà un P.-D.G., un plan sur cinq ans, une équipe de communication. Moi, si je me lançais maintenant, je sais que ce serait n’importe quoi. Je serais scandaleux, je met- trais ma tête partout et j’aurais probablement un compte OnlyFans (rires). Mais j’ai échappé à ça, à quelques années près. À l’époque, j’improvisais, je n’avais aucune perspective. Il ne faut pas oublier que si j’ai lancé ma marque, ce n’est pas par vocation ou ambition, mais uniquement parce qu’aucune marque ne voulait m’embaucher...

É. Quand les choses se sont-elles finalement éclairées ?
J.A. À l’époque, Christopher Kane avait décidé de quitter Versace Versus et j’ai rencontré Donatella Versace pour le remplacer. C’était un boulot énorme, j’étais payé des clopinettes, mais j’étais désespéré donc j’ai foncé. Nous avons conçu cette collection en trois semaines avec Donatella et puis il y a eu le défilé, à New York, devant mille personnes, avec Lady Gaga. C’était une collection bizarre avec ces sacs en scotch, que tu pouvais couper et te coller dans le cou... Mais ça a marché. À ce moment-là, Kering et LVMH cherchaient à racheter des marques de jeunes designers et un jour, alors que je faisais la vaisselle en sous-vêtements dans mon appartement londonien, j’ai reçu un appel de France. Je ne connaissais pas le numéro, j’ai hésité à répondre. « Bonjour, c’est Delphine Arnault ! » Elle m’annonçait que LVMH voulait investir dans la marque. J’avais du mal à y croire. Mais quelques jours plus tard, le directeur de la création de Loewe a quitté soudainement son poste. Donc, elle m’a proposé de m’en occuper aussi, en prime. Ça s’est passé exactement comme ça. Je suis allé visiter les usines à Madrid et je suis tombé amoureux de Loewe. Ce n’était pas une marque facile, je n’arrivais même pas à prononcer le nom à la base, mais huit ans plus tard, je suis encore là, et je pense que nous avons fait des choses incroyables avec les équipes.

É. Comment créez-vous ?
J.A. C’est très simple, je pars du corps. Quand on attaque une collection, le premier jour, on fait venir un mannequin et on discute avec l’équipe pour voir ce qui pourrait marcher. Pour Loewe, le mannequin est une femme. Pour JW Anderson, un homme. Mais c’est le même processus. On teste des choses en direct, on essaie des coupes, des matières. On tente de donner vie à un fantasme. L’autre jour, j’ai entendu George Lucas expliquer que son métier était en fait de poser ses fantasmes sur des acteurs pour les transformer. Je trouve que c’est une très bonne façon de définir le processus créatif. Je prends cette personne que je ne connais pas, je lui mets des vêtements et j’essaie de faire un naître un fantasme. Parfois des mannequins me regardent en se demandant : « Qu’est-ce que vous me faites ! Qu’est-ce que vous me mettez là ! » Mais quand tout s’emboîte à la perfection, c’est fascinant, c’est une création. C’est ça, notre métier, je pense. Créer quelqu’un puis le vendre aux clients.

É. Et l’inspiration vient d’où ?
J.A. De partout, sincèrement. Par exemple les fraises de la collection printemps-été 2022 viennent d’une peinture que j’ai vue chez Bon- hams du peintre anglais William Sartorius, représentant un écureuil avec un bol de fraises renversé. C’est aussi simple que cela. J’ai vu les fraises, je me suis demandé ce qui se passerait si un survêtement était imprimé de fraises, si on se pointait comme ça dans le hall d’aéro- port, et c’est devenu un vêtement. C’est très spontané.

É. Vous êtes plus un faiseur qu’un penseur de mode ?
J.A. On pense trop la mode. On pense, on pense et on se retrouve avec des choses très complexes qui ennuient tout le monde. Moi, je cherche juste ce qui m’excite. Est-ce que cette table m’excite ? Est-ce que cette personne m’excite ? Quand on est jeune, on va en boîte de nuit, et l’excitation est là. Quand on vieillit, on a d’autres passe-temps. Moi, j’aime bien les peintres primitifs flamands, de 1530 à 1650, en ce moment. Vous voyez, ces tableaux magnifiques avec une femme assise près d’une fenêtre ou un homme fumant la pipe... Je trouve cela très moderne. Et puis je lis beaucoup, notamment des livres d’économie. Pendant la pandémie, j’ai lu ceux de l’économiste May- nard Keynes, qui faisait partie du groupe Bloomsbury, au début du XXe siècle. Donc je trouve des sources d’excitation là-dedans. J’essaie, je tente de choses, je prends des risques d’une collection sur l’autre. Je pense d’ailleurs que je pourrais avoir plus de succès, et faire plus de business, si j’étais répétitif dans mes excitations et mes collections. Si certaines pièces revenaient de saison en saison, elles s’imposeraient sans doute plus. Mais j’ai un blocage. Dès qu’un look passe sur le podium, je ne veux plus le voir, c’est terminé, je veux voir la suite, sur le champ. Parce que je suis sûr qu’il y a toujours quelque chose de nouveau et de meilleur qui arrive... D’un point de vue commercial, c’est un défaut.

É. Vous donnez le sentiment de vouloir aller vite.
J.A. J’assume d’être quelqu’un de compétitif. Je suis ce que font les autres, je regarde les dé- filés. Quand j’en vois un bien, j’ai envie de faire mieux la saison prochaine. Quand j’en vois un mauvais, je ne suis pas tendre avec le créateur (rires). C’est comme ça. Si j’étais un peintre, j’enragerais de voir un autre peintre faire un super tableau... Je pense que cela vient de mon père, qui est incroyablement compétitif. Vous avez vu la vidéo sur YouTube dans laquelle il s’oppose aux joueurs néo-zélandais, en plein haka, avant un match en 1989 ? La vidéo a fait cinq millions de vues sur YouTube, c’est plus que je n’en ferai jamais... (rires)

É. Puisque vous regardez les défilés, trouvez-vous la mode actuelle excitante ?
J.A. Je pense que c’était plus excitant il y a dix ou quinze ans. Il y avait Alexander McQueen, John Galliano, Prada, Miu Miu... Chaque saison, c’était passionnant. Mais le milieu a changé. Une maison qui faisait 100 millions d’euros de chiffre d’affaires à cette époque était une grosse maison. Aujourd’hui, elle est minuscule. Il faut atteindre le milliard pour avoir du poids. Ça change tout. La prise de risques n’est plus possible. Lors de réunions, on me montre parfois une liste d’influenceurs avec lesquels nous pourrions collaborer, parce qu’ils ont de grosses communautés. Je trouve cela ridicule. Cela ne laisse plus la place aux jeunes talents pour émerger. La curiosité n’est plus possible, elle est trop risquée. Notre travail est désormais très regardé. On traque nos erreurs, nos dérapages. C’est un carcan. Moi, j’aime les citations dans les défilés. L’histoire de la mode est faite de citations entre designers. La robe Mondrian de Yves Saint Laurent, c’est une citation. Il y a plein d’autres exemples comme celui-ci. Mais aujourd’hui, certains font la traque à ces références. Parfois j’entends : « Tiens, cela ressemble à une robe de 1974... », et cela sonne comme une accusation. Mais moi, je sais que Titien a peint Adam et Ève au XVIe siècle et que Rubens a refait le même tableau le siècle suivant, et je suis très à l’aise avec ça.

É. Vous parlez de Loewe et JW Anderson, mais pour le grand public vous êtes sans doute d’avantage l’homme qui fait de supers capsules pour Uniqlo...
J.A. Si c’est le cas, ça me va. Vous savez, j’ai parfaitement conscience que tout le monde ne peut pas s’armer de confiance, aller dans un magasin de mode et dépenser plus de 1000 euros dans un sac. Uniqlo, c’est bien fait et accessible. J’en porte d’ailleurs énormément, à titre personnel, beaucoup plus même que de JW Anderson ou Loewe. Je fais entre douze et quinze collections par an, je n’ai pas envie de devoir faire une collection de plus sur moi- même, donc j’ai décidé que mon style n’était pas un sujet, pour gagner du temps le matin. Uniqlo, c’est parfait pour ça. On ne peut pas faire plus simple. C’est vraiment ce que GAP était au début des années 1990.

É. Et vous prenez du plaisir à concevoir des vêtements simples ou c’est uniquement pour l’argent ?
J.A. D’abord, je ne travaille pas pour l’argent. Ce n’est jamais ma motivation. Je ne sais pas épargner. Dès que ça rentre, ça sort. Au grand dam de mon frère, qui travaille avec moi. Donc non... J’aime beaucoup cet exercice de la simplicité et de l’accessibilité. L’un de mes premiers boulots, au début de ma carrière, c’était chez Sunspel, le spécialiste des jerseys en Angleterre. Je faisais des t-shirts blancs, des polos, des sous-vêtements, des choses extrêmement simples, mais de qualité. C’était passionnant. Quand tu es designer, tu rêves forcément d’inventer le jeans, le t-shirt blanc ou la chemise oxford parce ça veut dire que tu existes dans la vie des gens... Voir les doudounes imprimées tartan que j’ai dessinées pour Uniqlo dans la rue, c’était génial. Il y a quelques années, j’ai dessiné une paire en collaboration avec Converse aussi, avec une semelle crantée. Elle a cartonné au point de devenir l’un des modèles les plus vendus. J’adorais la voir partout, aux pieds de plein de gens hyper différents, qui ne savaient pas forcément qui j’étais. Bon, maintenant, c’est beaucoup moins drôle parce que Converse a décidé de faire la paire sans moi....

É. Pensez-vous que l’un de vos vêtements restera ?
J.A. Les shorts bouffants pour homme comme dans la collection de 2013 ont une chance, vous ne croyez pas ?

On dit de lui qu’il est cérébral, et doué. On dit même parfois que c’est le plus cérébral et le plus doué de tous les créateurs du moment. À 38 ans, saisons après saisons, chez la femme comme chez l’homme, le Nord-Irlandais fait l’unanimité à la tête de sa propre marque et de la maison Loewe. Avec une candeur déconcertante, il raconte ici un parcours compliqué et une méthode simple.

Par Marc Beaugé et Gino Delmas, à Londres.
Les deux portraits sont de Scott Trindle pour JW Anderson.
Article originellement paru dans le numéro 8 de l'Étiquette. 

Quelque part dans le quartier de Shoreditch, à Londres, un bâtiment moderne et anonyme perdu au milieu de grands ensembles d’habitation populaires. Devant, un groupe de jeunes filles à l’allure d’étudiantes en école de mode fument des cigarettes en regardant leur téléphone. À l’intérieur, accroché à un mur noir, un néon rose éclaire une modeste banquette. Rien, ici, ne respire le prestige ou la gloire. Au contraire, chez JW Anderson, tout semble nonchalance et décontraction, à commencer par le créateur lui-même. Dans une salle de réunion, l’homme que la mode encense pour ses robes voitures ou ses imprimés fraises reçoit vêtu d’un simple sweat-shirt bleu mouliné et d’un jean usé. « Merci d’être venu jusque chez nous, dit-il, avant de prévenir. Comme je savais que vous veniez, j’ai un peu réfléchi et rassemblé mes souvenirs. »

L’ÉTIQUETTE. Vous rappelez-vous comment vous étiez habillé enfant ?
JONATHAN ANDERSON. Je suis passé par de très nombreuses phases vestimentaires, pas toutes très glorieuses. Spontanément, je repense à une phase terrible, cycliste fluo et t-shirt imprimé, de la marque Katharine Hamnett notamment. C’était le début de l’adolescence, ça. Puis mon style est devenu très mode, ce qui, en Irlande du Nord, au début des années 1990, était quand même une chose assez étrange, surtout quand on grandit, comme moi, dans une ferme entourée de milliers de poulets, des moutons, des bœufs, des vaches... (rires)

É. Ça ressemblait à quoi, ce look ?
J.A. Concrètement, j’allais chez T.K. Maxx, je fouillais les bacs de soldes et je prenais ce dont personne ne voulait. C’était la mode des chaussures Patrick Cox à l’époque, et je me souviens d’une paire à bout carré, qui semblait tout droit sortie d’un roman de Charles Dickens. Je me rappelle aussi d’un pantalon en velours imprimé tigre Jean-Paul Gaultier Jeans. Gaul- tier m’obsédait car dans la bibliothèque de mon école, il y avait un livre à son sujet, le seul livre de mode de toute la bibliothèque. Je me sou- viens aussi avoir économisé tout mon argent pour acheter un jeans Gucci que j’ai lavé trop chaud et fait rétrécir, avant même d’avoir pu le porter... Les gamins à l’école me disaient continuellement que j’avais l’air d’un idiot, ce n’était pas facile tous les jours... On peut dire que l’Irlande du Nord était un pays légèrement austère, à cette époque.

É. Sentiez-vous la guerre autour de vous ?
J.A. Oh oui... Un jour, le bus scolaire dans lequel je me trouvais a été détourné par des hommes en armes. Une autre fois, en allant voir mes grands-parents, j’ai croisé un type qui venait de se faire tirer dessus dans sa voiture. Une autre fois encore, un gars est entré dans le bar où travaillait mon frère, avec un casque de moto, et a tiré dans la tête d’un type assis au comptoir. C’était ce genre d’ambiance. Le matin, mon père auscultait la voiture avant de partir et on passait par des checkpoints pour aller à l’école... La violence était latente, mais la vie continuait.

É. Pensez-vous avoir conservé des séquelles de ce climat ?
J.A. Je pense que cela a fait de moi quelqu’un d’assez dur. Quoi que je vive, une partie de moi se dit que les choses pourraient être pires. C’est comme une armure. Je peux d’ailleurs, parfois, être assez dur avec les gens de mes équipes qui se plaignent, parce que je pense qu’on peut tou- jours relativiser...

É. Votre père était aussi réputé pour son caractère bien trempé.
J.A. Mon père, Willie Anderson, était un champion de rugby. Un matin, à 18 ou 19 ans, il s’est réveillé et a décidé qu’il ne serait pas paysan mais rugbyman, alors qu’il n’avait jamais joué de sa vie. Il s’est entraîné dur et a fini capitaine de l’équipe d’Irlande (alors que l’Irlande et l’Irlande du Nord sont représentées par deux sélections distinctes en football, elles font équipe commune en rugby, ndlr). On peut dire que c’était un homme déterminé, et très compétitif. L’adversité ne lui a jamais fait peur.

É. Il a même fait de la prison.
J.A. L’histoire est assez incroyable. Mes pa- rents se sont rencontrés juste avant que mon père ne parte jouer une tournée en Argentine avec les Barbarians, une sélection des meilleurs joueurs britanniques. Il faut se souvenir qu’à cette époque, la tension autour de l’île des Malouines était déjà très importante, on était tout proche de la guerre. Donc mon père part là-bas avec les Barbarians, pendant que ma mère reste au pays. Et un soir, manifestement ivre, il escalade un mât et décroche le drapeau argentin. Dans le climat de l’époque, c’était une très mauvaise idée. Il a été arrêté et a fait trois mois de prison sur place, dans une toute petite cellule. C’était très chaud pour lui, les Argentins étaient très hostiles. Avec ma mère, ils se sont écrit pendant ces quelques mois et ils ont fini par se marier à son retour...

É. Vous vous êtes essayé au rugby vous-même ?
J.A. Oui, et je garde un très mauvais souvenir de cette expérience. Une catastrophe.

É. À quel moment avez-vous commencé à vous émanciper de votre environnement ?
J.A. Au début des années 1990, mes parents sont allés en vacances à Ibiza parce c’était bon marché. Ils sont passés devant un panneau qui disait « maison à vendre » à San Carlos, au nord de l’île, et ils l’ont achetée sans réfléchir. Nous avons commencé à passer nos vacances dans cette petite maison avec mes parents, mon frère, ma sœur, mais aussi mes amis. Ibiza était incroyable à cette époque. Ce n’était pas du tout la tendance vegan actuelle, c’était beaucoup plus trash (rires). J’ai découvert la culture des clubs à cette époque. Je me souviens notamment des soirées Manumission, organisées par ce couple de Manchester qui finissait par faire l’amour sur scène... À Ibiza, je voyais des choses folles, comme des Speedo fluo ou des femmes avec les seins à l’air sur la plage (rires). Cet endroit me faisait du bien. Je suis heureux d’avoir grandi en Irlande, le système éducatif y est très bon, la vie est saine, mais j’ai toujours ressenti une forme de contrôle social là-bas. Vous savez, les gens qui regardent entre les rideaux, par la fenêtre... À l’inverse, Ibiza c’était une terre de liberté et de découverte. Comme Washington un peu plus tard.

É. Pourquoi êtes vous parti à Washington ?
J.A. Plus jeune, j’avais fait beaucoup de théâtre, j’avais notamment fréquenté le National Youth Music Theatre de Londres. Donc à 19 ans, je me suis mis en tête de devenir acteur. Je suis par- ti à Washington D.C. pour « live the dream », comme on dit. Là-bas, je me suis découvert une identité totalement nouvelle. D’abord j’ai com- pris que j’étais homosexuel. Ensuite, je suis devenu complètement obsédé par James Dean. Je me revois assis dans un cinéma vide, une Marlboro au bec, en train de regarder un film avec James Dean, habillé exactement comme lui : blouson rouge, jeans, t-shirt blanc.

É. Vous étiez bon acteur ?
J.A. J’étais très mauvais acteur, toujours à côté de la plaque. Partir à Washington, en réalité, c’était surtout une occasion de foutre le camp d’Irlande du Nord...

É. À quel moment la mode vous a-t-elle rattrapé ?
J.A. À Washington, j’ai rencontré ce type in- croyable, un Afro-Américain de deux mètres, drag-queen gigantesque. Il était le responsable des costumes au théâtre. J’ai passé beaucoup de temps avec lui au lieu d’aller aux répétitions, il m’apprenait tout ce qu’il fallait savoir sur les créateurs américains... Il a fait naître la pas- sion. Quand je me suis retrouvé à court d’argent, je suis rentré en Irlande et je me suis installé à Dublin, dans l’appartement que le club qu’en- traînait mon père lui mettait à disposition. J’ai trouvé un boulot dans le grand magasin Brown Thomas. Je leur ai menti en disant que j’avais travaillé pour toutes les plus grandes enseignes américaines... À l’époque il n’y avait pas de LinkedIn ou d’Instagram, vous pouviez raconter tous les bobards que vous vouliez. Je vendais la mode homme, c’était l’époque Gucci par Tom Ford, Dior par Hedi Slimane. Prada était un phénomène, Dolce & Gabbana cartonnait aussi. Nos principaux clients, c’étaient les footballeurs du coin. Ils venaient, on les poussait à la consommation et ils prenaient un pull Dolce et un pantalon en cuir évasé style cow- boy. Ils étaient les seuls à ne pas voir à quel point leur look faisait gay... Pour la première fois, je gagnais de l’argent.

É. Vous le dépensiez comment ?
J.A. Dans les sorties. On prenait les vêtements du magasin pour aller en boîte et on les remet- tait en rayon le lendemain. Ce n’était pas du vol, nous empruntions, comme les influenceurs aujourd’hui (rires). Et puis, au fil du temps, je me suis mis à faire le visual merchandising, et à monter les silhouettes sur les mannequins dans le magasin, au grand dam du responsable qui ne validait pas du tout mes goûts... Mais un jour, un gars de chez Prada est passé par hasard. J’avais arrangé un corner de la marque en mélangeant la ligne Prada Sport et la ligne principale, ce que personne n’osait faire à l’époque. Il n’a rien compris mais il a adoré. Il m’a connecté avec l’une des pontes de la marque qui m’a dit de l’appeler si jamais je voulais un travail. Mais je n’ai pas donné suite.

É. Pourquoi ?
J.A. À ce moment-là, j’avais envie d’étudier la mode. Le problème c’est que personne ne voulait de moi parce que je n’avais pas le bon parcours... J’ai fini par atterrir dans une université londonienne qui lançait un cours de mode masculine. Pour payer les cours, il me fallait de l’argent donc je suis finalement allé voir mon contact chez Prada. Je me souviens, ce jour-là, pour le rendez-vous, j’étais habillé d’un pyjama bleu pâle Marks & Spencers et de bottes de l’armée. Elle m’a dit : « Tu t’intégreras bien ici, tu peux commencer sur le champ si tu veux. » (rires) Alors, j’ai commencé comme ça. Mon boulot c’était de recevoir la marchandise, de l’installer en boutique et de composer les vitrines. C’est là, dans cette atmosphère, que j’ai senti que je pouvais le faire, que j’avais ma place dans ce milieu. J’ai décroché mon diplôme un peu au hasard, et j’ai commencé à créer des choses de mes mains, tout seul, dans mon coin. J’ai obtenu un prêt de 15 000 livres de la Banque d’Irlande, que je crois n’avoir jamais remboursé. J’ai quitté Prada et j’ai lancé ma propre marque comme ça, en 2005. J’avais 21 ans.

É. Que faisiez-vous ?
J.A. Des accessoires pour des boutiques de merde. On faisait principalement des écharpes et des accessoires tricotés avec mon meilleur ami, qui travaille toujours avec moi d’ailleurs. On faisait des broches aussi. Enfin, on collait une plume sur un pull-over tricoté et on vendait ça, comme ça. À cette époque, on a aussi fait un sac à linge en cuir, qui a été récupéré l’année suivante par Marc Jacobs pour un show Vuitton. C’était vraiment horrible, cette période. Le chaos total, rien n’allait. Je ne veux surtout pas revoir les pièces de ces an- nées-là... En parallèle de la marque, je courais les petits contrats. Lee Jeans m’a contacté pour faire des accessoires pour eux chez Lee Gold Label, en Belgique. J’ai accepté, je prenais tout à cette époque. Je me souviens être allé chez VF Europe, la société propriétaire de la marque, et j’ai fini par passer un mois en Inde pour faire leurs accessoires. C’était lunaire.

É. Vous pensez que ce parcours atypique fait de vous un meilleur designer aujourd’hui ?
J.A. Cette première marque a fait faillite, enfin techniquement on a fait faillite, même si ça ne veut pas dire grand-chose, parce qu’on n’avait pas d’actifs, pas d’employés, je ne me payais même pas moi-même... Je me souviens juste des ordinateurs saisis par un huissier. Il avait aussi pris les tissus et les commandes. D’une certaine manière, c’était un cauchemar, mais je suis heureux de l’avoir fait. J’ai appris de ces erreurs. Et puis j’ai compris que je devais bosser encore plus dur et que les collections devaient s’améliorer pour que les choses décollent. Au fil du temps, c’est arrivé, mon travail s’est affiné. Vers 2010, j’ai fait une collection entièrement autour du paisley et les gens ont commencé à en parler. Interview Magazine l’a photographiée, soudainement le Vogue anglais et Anna Wintour connaissaient mon nom. Et puis, quelques collections plus tard, il y a eu ce défilé hommes qui a littéralement tout changé...

É. Le défilé de 2013.
J.A. Oui, une collection masculine avec des robes, des shorts bouffants, des bottes hautes, et des bustiers. Le spectacle était assez minimal. Faute d’argent, nous n’avions que trois tissus, notamment un feutre épais utilisé pour les duffle-coats. Nous avons acheté des bottes, nous les avons coupées et nous avons collé des volants dessus quatre jours avant le défilé. C’était incroyablement mal fait. Quand la collection est entrée au musée, quelques années plus tard, on a tout refait proprement, parce que la fabrication était embarrassante. Mais à l’image, pendant le show, c’était génial.

É. Vous sentiez que cette collection allait faire date ?
J.A. Non, pour moi, c’était un défilé normal. Mais le lendemain, le Daily Mail a crié au scandale, ils ont dit qu’on avait humilié les mannequins, la mode, la masculinité dans son ensemble... Avec le recul, c’est fou comme on a évolué en moins de dix ans. On ne pourrait plus écrire cela aujourd’hui. Mais, pour l’époque, le mes- sage était très brutal.

É. Quel était le message, justement ?
J.A. En fait, à ce moment-là, il ne s’agissait pas de remettre en cause la masculinité traditionnelle dans son ensemble. J’étais juste obsédé par une image de Patti Smith et Robert Mapplethorpe, sur laquelle ils portent tous les deux une chemise blanche d’homme. Le message du défilé, c’était ça, une garde-robe partagée... Enfant, je me souvenais avoir demandé à ma mère de m’acheter ma première doudoune. Je rêvais d’une Helly Hansen à l’époque, jaune d’un côté, marine de l’autre, réversible, fantastique. Mais ma mère n’arrêtait pas de dire que c’était trop cher, donc elle m’a acheté une doudoune dans un magasin du coin, un truc sans marque horrible. Je portais donc cette putain de veste, et les gens à l’école me disaient : « Tu portes une veste de femme. » Je ne comprenais pas. Jusqu’au jour où on m’a expliqué que le zip était inversé sur les vestes de femmes. C’est resté. Une autre fois, mes parents avaient trouvé des polaires Jack Wolfskin en promotion. Il y en avait une bleue, petite, et une rose fluo, immense. Évidemment j’ai hérité de la rose et je me suis fait allumer à l’école. Avant même de m’intéresser aux vêtements, j’ai été confronté à ces préjugés sur le genre des vêtements... C’est de cela dont je voulais parler.

É. Comment vos parents ont-ils réagi à cette collection ?
J.A. Ils étaient heureux, ils ont toujours été d’un soutien incroyable. Ils vont à tous mes défilés, mon père adore harceler les personnes célèbres au premier rang. La seule chose qu’ils me demandent c’est : « Ne nous réclame jamais d’argent ! » (rires)

É. À cette époque, votre boulot et votre organisation semblaient encore très artisanaux...
J.A. La gestion des affaires était un désastre. De nos jours, quand les jeunes designers se lancent, ils ont déjà un P.-D.G., un plan sur cinq ans, une équipe de communication. Moi, si je me lançais maintenant, je sais que ce serait n’importe quoi. Je serais scandaleux, je met- trais ma tête partout et j’aurais probablement un compte OnlyFans (rires). Mais j’ai échappé à ça, à quelques années près. À l’époque, j’improvisais, je n’avais aucune perspective. Il ne faut pas oublier que si j’ai lancé ma marque, ce n’est pas par vocation ou ambition, mais uniquement parce qu’aucune marque ne voulait m’embaucher...

É. Quand les choses se sont-elles finalement éclairées ?
J.A. À l’époque, Christopher Kane avait décidé de quitter Versace Versus et j’ai rencontré Donatella Versace pour le remplacer. C’était un boulot énorme, j’étais payé des clopinettes, mais j’étais désespéré donc j’ai foncé. Nous avons conçu cette collection en trois semaines avec Donatella et puis il y a eu le défilé, à New York, devant mille personnes, avec Lady Gaga. C’était une collection bizarre avec ces sacs en scotch, que tu pouvais couper et te coller dans le cou... Mais ça a marché. À ce moment-là, Kering et LVMH cherchaient à racheter des marques de jeunes designers et un jour, alors que je faisais la vaisselle en sous-vêtements dans mon appartement londonien, j’ai reçu un appel de France. Je ne connaissais pas le numéro, j’ai hésité à répondre. « Bonjour, c’est Delphine Arnault ! » Elle m’annonçait que LVMH voulait investir dans la marque. J’avais du mal à y croire. Mais quelques jours plus tard, le directeur de la création de Loewe a quitté soudainement son poste. Donc, elle m’a proposé de m’en occuper aussi, en prime. Ça s’est passé exactement comme ça. Je suis allé visiter les usines à Madrid et je suis tombé amoureux de Loewe. Ce n’était pas une marque facile, je n’arrivais même pas à prononcer le nom à la base, mais huit ans plus tard, je suis encore là, et je pense que nous avons fait des choses incroyables avec les équipes.

É. Comment créez-vous ?
J.A. C’est très simple, je pars du corps. Quand on attaque une collection, le premier jour, on fait venir un mannequin et on discute avec l’équipe pour voir ce qui pourrait marcher. Pour Loewe, le mannequin est une femme. Pour JW Anderson, un homme. Mais c’est le même processus. On teste des choses en direct, on essaie des coupes, des matières. On tente de donner vie à un fantasme. L’autre jour, j’ai entendu George Lucas expliquer que son métier était en fait de poser ses fantasmes sur des acteurs pour les transformer. Je trouve que c’est une très bonne façon de définir le processus créatif. Je prends cette personne que je ne connais pas, je lui mets des vêtements et j’essaie de faire un naître un fantasme. Parfois des mannequins me regardent en se demandant : « Qu’est-ce que vous me faites ! Qu’est-ce que vous me mettez là ! » Mais quand tout s’emboîte à la perfection, c’est fascinant, c’est une création. C’est ça, notre métier, je pense. Créer quelqu’un puis le vendre aux clients.

É. Et l’inspiration vient d’où ?
J.A. De partout, sincèrement. Par exemple les fraises de la collection printemps-été 2022 viennent d’une peinture que j’ai vue chez Bon- hams du peintre anglais William Sartorius, représentant un écureuil avec un bol de fraises renversé. C’est aussi simple que cela. J’ai vu les fraises, je me suis demandé ce qui se passerait si un survêtement était imprimé de fraises, si on se pointait comme ça dans le hall d’aéro- port, et c’est devenu un vêtement. C’est très spontané.

É. Vous êtes plus un faiseur qu’un penseur de mode ?
J.A. On pense trop la mode. On pense, on pense et on se retrouve avec des choses très complexes qui ennuient tout le monde. Moi, je cherche juste ce qui m’excite. Est-ce que cette table m’excite ? Est-ce que cette personne m’excite ? Quand on est jeune, on va en boîte de nuit, et l’excitation est là. Quand on vieillit, on a d’autres passe-temps. Moi, j’aime bien les peintres primitifs flamands, de 1530 à 1650, en ce moment. Vous voyez, ces tableaux magnifiques avec une femme assise près d’une fenêtre ou un homme fumant la pipe... Je trouve cela très moderne. Et puis je lis beaucoup, notamment des livres d’économie. Pendant la pandémie, j’ai lu ceux de l’économiste May- nard Keynes, qui faisait partie du groupe Bloomsbury, au début du XXe siècle. Donc je trouve des sources d’excitation là-dedans. J’essaie, je tente de choses, je prends des risques d’une collection sur l’autre. Je pense d’ailleurs que je pourrais avoir plus de succès, et faire plus de business, si j’étais répétitif dans mes excitations et mes collections. Si certaines pièces revenaient de saison en saison, elles s’imposeraient sans doute plus. Mais j’ai un blocage. Dès qu’un look passe sur le podium, je ne veux plus le voir, c’est terminé, je veux voir la suite, sur le champ. Parce que je suis sûr qu’il y a toujours quelque chose de nouveau et de meilleur qui arrive... D’un point de vue commercial, c’est un défaut.

É. Vous donnez le sentiment de vouloir aller vite.
J.A. J’assume d’être quelqu’un de compétitif. Je suis ce que font les autres, je regarde les dé- filés. Quand j’en vois un bien, j’ai envie de faire mieux la saison prochaine. Quand j’en vois un mauvais, je ne suis pas tendre avec le créateur (rires). C’est comme ça. Si j’étais un peintre, j’enragerais de voir un autre peintre faire un super tableau... Je pense que cela vient de mon père, qui est incroyablement compétitif. Vous avez vu la vidéo sur YouTube dans laquelle il s’oppose aux joueurs néo-zélandais, en plein haka, avant un match en 1989 ? La vidéo a fait cinq millions de vues sur YouTube, c’est plus que je n’en ferai jamais... (rires)

É. Puisque vous regardez les défilés, trouvez-vous la mode actuelle excitante ?
J.A. Je pense que c’était plus excitant il y a dix ou quinze ans. Il y avait Alexander McQueen, John Galliano, Prada, Miu Miu... Chaque saison, c’était passionnant. Mais le milieu a changé. Une maison qui faisait 100 millions d’euros de chiffre d’affaires à cette époque était une grosse maison. Aujourd’hui, elle est minuscule. Il faut atteindre le milliard pour avoir du poids. Ça change tout. La prise de risques n’est plus possible. Lors de réunions, on me montre parfois une liste d’influenceurs avec lesquels nous pourrions collaborer, parce qu’ils ont de grosses communautés. Je trouve cela ridicule. Cela ne laisse plus la place aux jeunes talents pour émerger. La curiosité n’est plus possible, elle est trop risquée. Notre travail est désormais très regardé. On traque nos erreurs, nos dérapages. C’est un carcan. Moi, j’aime les citations dans les défilés. L’histoire de la mode est faite de citations entre designers. La robe Mondrian de Yves Saint Laurent, c’est une citation. Il y a plein d’autres exemples comme celui-ci. Mais aujourd’hui, certains font la traque à ces références. Parfois j’entends : « Tiens, cela ressemble à une robe de 1974... », et cela sonne comme une accusation. Mais moi, je sais que Titien a peint Adam et Ève au XVIe siècle et que Rubens a refait le même tableau le siècle suivant, et je suis très à l’aise avec ça.

É. Vous parlez de Loewe et JW Anderson, mais pour le grand public vous êtes sans doute d’avantage l’homme qui fait de supers capsules pour Uniqlo...
J.A. Si c’est le cas, ça me va. Vous savez, j’ai parfaitement conscience que tout le monde ne peut pas s’armer de confiance, aller dans un magasin de mode et dépenser plus de 1000 euros dans un sac. Uniqlo, c’est bien fait et accessible. J’en porte d’ailleurs énormément, à titre personnel, beaucoup plus même que de JW Anderson ou Loewe. Je fais entre douze et quinze collections par an, je n’ai pas envie de devoir faire une collection de plus sur moi- même, donc j’ai décidé que mon style n’était pas un sujet, pour gagner du temps le matin. Uniqlo, c’est parfait pour ça. On ne peut pas faire plus simple. C’est vraiment ce que GAP était au début des années 1990.

É. Et vous prenez du plaisir à concevoir des vêtements simples ou c’est uniquement pour l’argent ?
J.A. D’abord, je ne travaille pas pour l’argent. Ce n’est jamais ma motivation. Je ne sais pas épargner. Dès que ça rentre, ça sort. Au grand dam de mon frère, qui travaille avec moi. Donc non... J’aime beaucoup cet exercice de la simplicité et de l’accessibilité. L’un de mes premiers boulots, au début de ma carrière, c’était chez Sunspel, le spécialiste des jerseys en Angleterre. Je faisais des t-shirts blancs, des polos, des sous-vêtements, des choses extrêmement simples, mais de qualité. C’était passionnant. Quand tu es designer, tu rêves forcément d’inventer le jeans, le t-shirt blanc ou la chemise oxford parce ça veut dire que tu existes dans la vie des gens... Voir les doudounes imprimées tartan que j’ai dessinées pour Uniqlo dans la rue, c’était génial. Il y a quelques années, j’ai dessiné une paire en collaboration avec Converse aussi, avec une semelle crantée. Elle a cartonné au point de devenir l’un des modèles les plus vendus. J’adorais la voir partout, aux pieds de plein de gens hyper différents, qui ne savaient pas forcément qui j’étais. Bon, maintenant, c’est beaucoup moins drôle parce que Converse a décidé de faire la paire sans moi....

É. Pensez-vous que l’un de vos vêtements restera ?
J.A. Les shorts bouffants pour homme comme dans la collection de 2013 ont une chance, vous ne croyez pas ?

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