À l'occasion de la sortie de notre collaboration avec A.P.C., disponible ici, le patron de la marque Jean Touitou raconte comment ses jeans sont devenus légendaires.
Par Marc Beaugé et Gauthier Borsarello
Article originellement paru dans le numéro 2 de L'Etiquette
L’ÉTIQUETTE. Comment votre histoire avec le jeans a-t-elle commencé ?
JEAN TOUITOU. Un peu par accident parce que je ne suis pas du tout un spécialiste ou un nerd du jeans. L’ambition initiale d’A.P.C. était de faire des vestes dans de beaux tissus anglais, des tissus que j’aurais simplement lavés au préalable. Les jeans, je n’y avais jamais pensé. Jusqu’au jour où je me suis retrouvé à Barcelone sans ma valise. Je n’avais rien à me mettre, donc j’ai cherché un jeans sur place. J’ai regardé partout, et j’ai constaté qu’il n’y avait rien de bien. Mais vraiment rien. À l’époque, A.P.C. n’était pas encore véritablement lancé, c’était en cours de préparation. Je dessinais encore des collections - pour le groupe Et Vous, notamment – et ils avaient été très contents d’une collection que j’avais dessinée. Du coup, ils m’ont demandé « qu’est-ce qu’on peut t’offrir ? » J’ai répondu « un rouleau de jeans vraiment bon. » Et ils m’ont amené « le meilleur », selon eux. C’est comme ça que ça a commencé.
É. Votre tout premier jean ressemblait à quoi ?
J.T. Avec ce premier rouleau de denim, je fais faire un proto dans un atelier en Vendée. Là, tout de suite, je comprends que pour faire un vrai jeans, à la différence du prêt-à-porter ou de la couture, l’instrument de travail compte énormément. Une machine à coudre des jeans, c’est comme un énorme tracteur Caterpillar. Elle ne fait pas « tic tic tic tic », elle fait « BBBBROUM ». Elle avale tout sur son passage. Ça, c’est important. Après, il a fallu que j’apprenne le reste... Ces tout premiers jeans, ils avaient un défaut : ils n’avaient pas de point de chaînette à la taille. C’est un défaut, parce que le point de chaînette donne de l’élasticité dont on a besoin à la taille. Je n’ai compris cette erreur que dix ans plus tard, mais j’ai décidé de ne pas la rectifier, parce que nos jeans marchaient bien comme ça. Au final, ces premiers protos étaient assez similaires aux jeans A.P.C. d’aujourd’hui, même si la coupe était beaucoup plus droite. Aujourd’hui, ça nous paraîtrait presque baggy. Le regard change avec le temps. À l’époque, j’avais presque l’impression qu’ils étaient taille basse aussi, mais je les trouve taille haute maintenant.
É. Et ça a tout de suite marché ?
J.T. Le démarrage a été lent. Les gens disaient « la toile est dure », je leur répondais « ouais mais au bout d’une semaine, il sera cassé, ne vous inquiétez, et puis c’est trop beau, n’est-ce-pas ? » Mais pendant quatre ou cinq ans, on en a peu vendu. D’ailleurs, on avait plus de clientes femmes, parce qu’elles avaient un œil un peu plus mode, elles captaient le truc. Les mecs ne comprenaient pas trop, et je n’avais pas du tout envie de faire leur éducation sur le sujet, parce qu’on n’était pas des nerds du jeans. Du coup, il a fallu du temps pour que cela prenne.
É. Pourquoi vos jeans ont-ils tellement plu, à votre avis ?
J.T. Nous, on ne fait pas des jeans de jeaners. On ne cherche pas à faire un cul plus bombé aux femmes, et plus viril aux mecs. On ne travaille pas à la chosification du postérieur. Moi, je travaille sur le fait que nos jeans soient au point. Au millimètre, quoi. Et ça, c’est du boulot. Et puis, on a toujours tenté de simplifier nos jeans. Il n’y a pas de surpiqûres superflues aux fesses, pas d’étiquettes, pas de gadgets. C’est la toile brute qui parle. Cette toile, c’est la meilleure de toutes. Quand on me l’a donnée, la première fois, je n’ai pas compris. J’ai capté plus tard, en allant à Hiroshima, dans l’usine Kaihara. J’ai compris que c’était du fil égyptien de très bonne qualité. J’ai compris que la teinture de la chaîne était un mélange savant d’indigo naturel et d’indigo artificiel, parce que si on ne fait que de l’indigo naturel ça part très vite, et si on fait que de l’artificiel on fait comme tout le monde. Et j’ai compris aussi quelque chose que je ne vous dirai pas. Il y a un secret dans cette toile. Un secret que j’essaie d’oublier pour être sûr de ne jamais le répéter à personne. Un truc que l’usine ne fait que pour nous. Et cette toile, ils ne l’ont jamais vendue à personne d’autre. On n’a rien signé, on s’est serré la main, et ça marche comme ça entre nous depuis 30 ans.
É. C’est en voyant plein de jeans de votre marque dans la rue que vous avez compris que ça cartonnait ?
J.T. Quand j’ai commencé à en voir dans les rues à Paris, je ne me suis pas dit que c’était un carton. Parce que Paris, c’est la province de la mode. Enfin vous voyez ce que je veux dire... C’est en voyageant que j’ai compris qu’on avait créé un monstre. Au Japon, à New York, Los Angeles, j’ai commencé à en voir partout. Et les gens fétichisaient leurs jeans. Ils ne les lavaient jamais, parce qu’ils pensaient qu’il ne fallait pas les laver. Certains clients m’envoyaient leurs vieux jeans jamais lavés, comme une offrande. C’était embrassant, je vous jure, la puanteur du truc... C’étaient surtout des Américains. Ils y vont à fond, les Américains. Ils ne lavent pas leurs jeans pendant des années entières, parfois, et puis quand ils constatent qu’ils ne rentrent plus dedans, ils le jettent. Mais au-delà de la blague, cette histoire de lavage et de patine nous a aidés à créer un lien avec nos clients. Les gens s’investissent dans nos jeans, ils se les approprient. Nous, on en joue un peu, on donne des conseils hystériques, comme tremper son jeans dans l’eau de mer et le laisser sécher au soleil. Moi-même, il m’est déjà arrivé d’accrocher mon jean à l’arrière d’un bateau pendant 200 miles nautiques. Ça faisait « plou, plou, plou » en rebondissant dans l’eau !
É. Les jeans, ça vous a rendu riche ?
J.T. Bah, non... pas vraiment. Je vis très bien, très très bien, je ne me plains pas du tout, mais je ne suis pas devenu milliardaire grâce aux jeans. Parce que le prix a très peu augmenté au fil du temps, et la qualité, elle, n’a jamais baissé. On aurait pu doubler le prix. Plein de marques l’auraient fait et vendraient le jean à 300 ou 400 euros, parce que le marché est captif, comme on dit. Mais, nous, on n’a jamais considéré le jeans comme une planche à billets. Notre marge sur les jeans est très raisonnable pour ce positionnement de prix.
É. Et là, aujourd’hui, vous portez quel jean sur vous ?
J.T. Un A.P.C, mais je ne sais pas trop quel modèle, à vrai dire. D’ailleurs, je vais vous faire une confidence : tous les jeans A.P.C. que je porte aujourd’hui sont retouchés. Ce sont des vieux modèles que j’ai portés pendant des années, qui se sont patinés, et que je trouvais trop larges. Du coup, je les ai fait retoucher. Je n’avais pas le courage d’en prendre des neufs et de les user patiemment...
