Gérald Genta : Montres & Cie

Montres & Cie GÉRALD GENTA

Il a dessiné des montres Mickey et des montres mythiques. Père d’illustres modèles comme la Royal Oak et la Nautilus, maître des angles, Gérald Genta a révolutionné l’art de la montre en laissant libre cours à une imagination totalement débridée… Résultat ? Neuf ans après sa mort, le Suisse est le designer horloger le plus influent du moment.

Par Nicolas Salomon
Article originellement paru dans le numéro 4 de L'Etiquette

 

C’est un charmant hôtel particulier du quartier de Mayfair, à Londres. Briques rouges, baies vitrées, et puis ce large drapeau rouge et blanc qui s’agite sur la façade. « Ma famille est monégasque depuis près de 500 ans, je suis l’ambassadrice de la Principauté ici, explique Évelyne Genta, brushing frais, sourire franc, avant de marquer une pause. Mais je crois que ce n’est pas ce qui vous amène aujourd’hui... » Évelyne sourit. Les sollicitations se multiplient en ce moment. Après de longues années d’oubli, teintées d’une forme de mépris, l’héritage de son mari, décédé en 2011, est enfin réhabilité. Les ventes s’enchaînent, comme les rétrospectives et les articles de presse. Au passage, les approximations s’accumulent également. « Je lis un peu tout et n’importe quoi sur Gérald en ce moment... Avec notre fondation, la Gérald Genta Héritage, nous essayons de mettre un peu d’ordre dans tout ça. Ce serait dommage de ne pas raconter la véritable histoire, n’est-ce pas ? »

La véritable histoire mérite, en effet,le détour. Pourquoi ? Parce qu’elle croise le destin d’un homme et celui d’une industrie. Parce qu’elle mêle l’argent et le goût, le savoir-faire et le faire-savoir. Parce qu’elle est faite de hauts et de bas. Et pour cause. La véritable histoire de Gérald Genta démarre dans l’Italie des années 1930, ravagée par la misère. Son père enchaîne les emplois précaires ; sa mère, née à Genève, est presque aveugle. « Gérald aimait dire qu’il connaissait l’odeur et les atours de la pauvreté, raconte Évelyne. Il a travaillé toute sa vie pour que ses enfants y échappent. »

Pour y échapper, le jeune Genta, lui, dessine pendant des journées entières. Quand la famille quitte l’Italie exsangue de l’après-guerre pour s’installer dans une Suisse épargnée par le conflit, il a 14 ans et sa passion est intacte. « Sa famille n’avait pas les moyens de lui payer des cours, raconte encore Évelyne. Gérald dessinait à l’instinct. Il a toujours fait comme ça. Sans jamais essayer de copier ou de plaire. En liberté… Je pense que c’est pour ça que son travail a eu autant de retentissement. »

 

CHAMP MAGNÉTIQUE ET TARTE AUX POMMES
C’est une simple feuille qui scelle le début de l’histoire entre Genta et le monde de l’horlogerie. Une feuille qu’Évelyne sort aujourd’hui de ses poussiéreuses archives. En haut de celle-ci, ces quelques mots : « Ponti Gennari Cie, manufacture de bijouterie-joaillerie et chaînes ». Puis ces lignes : « Nous soussignés certifions que Monsieur Gérald Genta, né le 1 er mai 1931, est occupé dans nos ateliers en qualité de bijoutier-joaillier depuis le 1 er juin 1946. Son apprentissage sera terminé le 31 mai 1950. » La lettre continue. « Nous avons toujours été très satisfaits du travail et de la conduite de Monsieur Genta et nous ne pouvons que le recommander à ses futurs employeurs. » La date ? 28 avril 1950. Pendant quatre ans, entre l’âge de 15 et 19 ans, Gérald Genta a travaillé à la fabrication de bracelets de montres haut de gamme, notamment destinés aux modèles de la marque Patek Philippe, gros client de Ponti Gennari. « C’est pendant cette période qu’il a acquis la connaissance des pierres et des métaux ainsi que le sens des proportions », croit savoir Évelyne. Chez Ponti Gennari, le jeune homme travaille déjà avec les instruments qui l’accompagneront tout au long de sa carrière. Compas, règle et rapporteur, puis gouache au pinceau trois poils sous binoculaires pour s’approcher au plus près du rendu des matières. Mi-peintre mi-dessinateur industriel.

Au terme de son apprentissage, Genta part à la recherche de contrats. L’horlogerie n’est alors qu’une petite industrie, et les manufactures restent de modestes PME familiales, pour la plupart installées dans la riante vallée de Joux, au sud-ouest du Massif du Jura. Genta appelle, prend rendez-vous, taille la route en voiture, sa lettre de recommandation en poche. Devant les clients, il ouvre son carton à dessins sur un coin de table. « Il rentrait à Genève aider ses parents lorsqu’il avait gagné 1000 francs », sourit Évelyne.

La première mission d’envergure lui est confiée en 1954. Cette année-là, la marque Universal Genève, aujourd’hui passée sous les radars, a en effet décroché un joli contrat auprès de la Scandinavian Airlines. Elle doit créer une montre pour les pilotes de la compagnie, amenés à relier Los Angeles à Copenhague via le pôle Nord. Si l’affaire semble aujourd’hui banale, voler au-dessus des champs magnétiques polaires relève à l’époque de la gageure. Pourquoi ? Parce que les champs magnétiques provoquent le dérèglement des appareils de mesure, notamment des montres. « Or, à cette époque, les montres pour hommes étaient des vrais outils de navigation, complète Laurent Picciotto, fondateur de Chronopassion et premier distributeur exclusif des montres Gérald Genta de France, en 1988. Elles n’avaient aucune fantaisie, mais une véritable utilité. Pour les pilotes, elles remplissaient des fonctions essentielles. » L’enjeu est donc crucial. Un an après le lancement retentissant de la Rolex Explorer, portée par Sir Edmund Hillary dans son ascension de l’Everest, Gérald Genta dessine la Polerouter. Avec ses aiguilles compas et sa cage de fer doux isolant le mouvement de l’attraction magnétique des pôles, celle-ci réussit l’exploit d’être à la fois élégante et fonctionnelle. « Le marché s’est évidemment demandé qui avait pu dessiner cette montre aux faux airs de compas… », raconte Évelyne.

Dans la foulée, c’est Omega, à la recherche d’idées nouvelles, qui contacte Genta. Cela tombe bien, il n’en manque pas. Pour un futur modèle baptisé Constellation, Genta propose d’angler chacune des heures afin de marquer un découpage du cadran en douze parts égales. Un peu comme l’on marquerait le partage d’une tarte aux pommes. L’appellation « pie pan » naît ainsi et l’air de rien, c’est l’amorce d’une révolution. Laurent Picciotto : « Ces angles avaient un double intérêt. Esthétiquement, ils étaient remarquables. Surtout, ils offraient beaucoup de lisibilité. Alors que tous les cadrans de l’époque étaient ronds ou carrés, Genta avait déjà compris que les angles avaient du sens sur une montre… » Omega tient là un cadran qui assurera le succès du modèle pour une bonne dizaine d’années.

 

GIANNI AGNELLI ET ALAIN DELON
Dans le bureau de son hôtel particulier, Évelyne Genta sort de nouveaux documents, plus spectaculaires encore que la lettre de recommandation de chez Ponti Gennari. Ce sont deux trésors, deux gouaches d’origine. La première représente une montre devenue au fil des ans un monument, la Royal Oak de chez Audemars Piguet, dans sa version telle que nous la connaissons. L’autre gouache est une version proche, mais non retenue par la marque, du même modèle. « Gérald avait prévu deux versions : une moins géométrique, adoucie ; et l’autre, radicale, celle qui a été retenue », explique Évelyne.

Ce modèle, Gérald Genta l’a dessiné d’un trait, en une seule soirée. Peut-être parce qu’il regroupe plusieurs idées déjà ébauchées au fil des années passées. De fait, les angles pensés pour la Constellation sont là. Mais la Royal Oak va bien plus loin. Genta, surtout, va plus loin avec cette création. Alors que tout le monde cherche à cacher les vis des montres, lui les assume, et en fait un élément décoratif à part entière. Le cadran guilloché est également tapissé de petits cubes en relief, faisant penser à une création de Vasarely. C’est une révolution car jusqu’ici, les cadrans ont toujours été plans. Pour Jean-Claude Biver qui faisait ses débuts chez Audemars Piguet à l’époque comme jeune commercial, « la plus grande réussite de Genta est en réalité d’avoir convaincu la marque de lancer la commercialisation de cette montre… » « Gérald me disait toujours que pour la manufacture, la mise au point des prototypes avait été un pensum », confirme Évelyne. Naturellement, le coût de fabrication de la montre se révèle exorbitant. « Les débuts ont été très compliqués, se rappelle encore Jean-Claude Biver. Même si la montre a été lancée sur des marchés matures, la France et l’Italie, vendre à des détaillants une montre acier plus chère qu’une montre en or n’était pas une mince affaire. »

Heureusement, le modèle séduit rapidement un faiseur de tendances. En 1974, Gianni Agnelli est ce que l’on appellerait aujourd’hui « un influenceur ». En guise d’Instagram, des photos dans les magazines. L’industriel italien, patron de Fiat, jet-setter et élégant patenté fait et défait les modes. « La première fois qu’il a été vu avec une Royal Oak, c’était sur son yacht, en Sardaigne, où il passait ses vacances, précise Jean-Claude Biver. Il l’a ensuite portée lors de réunions de travail, au siège de Fiat, à Turin. » L’impact est d’autant plus grand qu’Agnelli porte ses montres d’une façon singulière. Sur le poignet de sa chemise. Un snobisme ? Pas seulement. Admiratif depuis toujours des meilleurs pilotes italiens, il voue un culte au méconnu comte Carlo Felice Trossi, qui fût dans les années 1930 un gentleman driver d’exception, et portait en course ses montres sur la manche de sa combinaison. « Grâce à Agnelli, ça a commencé à prendre, petit à petit », se souvient Henri Samuel, fils de Fred Samuel, le célèbre joaillier qui dirigea la maison Fred jusqu’à son rachat par LVMH en 1995. À cette époque, en effet, des joailliers comme Fred, Chaumet ou encore Tiffany vendent non seulement leurs collections, mais sont aussi détaillants horlogers multimarques. Et c’est à eux, en priorité, que les manufactures horlogères s’adressent. « Le logo Fred figurait d’ailleurs non seulement sur le cadran des Royal Oak, mais aussi en gravure au dos de la boîte », raconte Henri Samuel, qui voit à l’époque les ventes décoller peu à peu. Parmi les clients, très vite, un autre élégant : Alain Delon.

Le succès de la Royal Oak est tel que d’autres maisons veulent elles aussi leur modèle « sport chic » en métal. La famille Stern, aux commandes de Patek Philippe depuis les années 1930, reprend contact avec Genta, qui a déjà réalisé pour la maison, en 1968, la sensuelle et ovoïdale Ellipse. Mais comment refaire le coup de la Royal Oak sans se redire ? En plein pic de créativité, Genta ne se pose même pas la question. Si la Royal Oak est inspirée d’un casque de scaphandrier, la Nautilus rappellera un hublot. La révolution est confirmée. « Avec ces deux modèles, Genta a définitivement libéré l’horlogerie du carcan de la montre ronde, cadran émaillé, bracelet alligator », explique Laurent Picciotto.

Et c’est loin d’être terminé. Bientôt, il y aura la IWC ingénieur SL, comme le fruit de l’union d’une Royal Oak et d’une Nautilus. Puis c’est le Japon qui appelle, en pleine révolution du quartz. Genta dessine la Credor Locomotive de Seiko. Puis la Seiko 5. En l’espace de quelques mois, l’esthétique de Gérald Genta envahit le marché. À une vitesse telle que lorsque Vacheron Constantin sort sa 222, on lui en attribue à tort la paternité. Idem pour la collection Oyster Quartz de chez Rolex. Genta est partout, même là où il n’est pas. « Cette période de succès et de productivité intense était la concrétisation d’un rêve », résume aujourd’hui Évelyne.

 

PANTHÈRE ROSE ET MONTRES ÉROTIQUES
« “Votre montre est moche !” C’est comme ça que Gérald m’a abordée » … À la fin des années 1970, Gérald rencontre Évelyne (ndlr : cette dernière refusera obstinément de nous donner la marque de la montre). Lui roule désormais en Ferrari. Elle, 23 ans de moins, est une jeune fille de la bonne société monégasque. Ensemble, ils vont faire tourner la boutique Genta. « Gérald n’arrêtait jamais de créer, se souvient Évelyne. Un jour, il s’intéressait aux voitures, et hop, il dessinait une série de montres qu’il proposait à Bentley ou Ferrari. Le lendemain, c’était la musique ou le sport, et on voyait apparaître des montres football, tennis, ou guitare. Puis c’étaient des pendules, des verres, des tables, des couverts, des lunettes ou des flacons de parfum. Il a même eu une commande de l’Élysée pour un cadeau d’État. » En témoigne une étonnante gouache d’une ceinture d’apparat modulable, offerte par le président Giscard au roi Hassan II. « Gérald s’était forgé une solide réputation et moi, depuis Monaco, j’avais un sacré réseau. On a commencé à sillonner le monde pour aller à la rencontre des grands clients. »

Comme à ses débuts dans les années 1950, Genta reprend la route à la recherche de nouveaux clients. Mais désormais, il se déplace en jet. Le couple Genta croise des rois et reines, des sultans et des princes, tous demandeurs de folles créations. Un jour, trois hommes commandent aux Genta une « montre de chasse ». Le cahier des charges ? La montre doit être sombre pour ne pas scintiller près du gibier. Elle doit être équipée d’une phase de lunes* pour chasser les nuits les plus propices, d’un réveil pour traverser la forêt dès potron-minet, d’un chronographe et d’une boussole pour retrouver son chemin dans les temps. Même pas peur. Genta met au point un modèle qu’il baptise Gefica, en référence aux prénoms des trois chasseurs, Geoffroy, Fissore et Canali.

Réalisée en bronze, la Gefica absorbe la lumière. Le réveil, la phase de lune et le chronographe sont là. Le fermoir, lui, cache une boussole. « Gérald dessinait et nous fabriquions, se souvient Évelyne. Pour ce genre de clients, le prix n’était pas un sujet. »

Si Genta continue de proposer ses services à quelques maisons, telles Cartier, Chaumet, Piaget ou Van Cleef & Arpels, désormais il se fait surtout fabricant. Henri Samuel se souvient : « Genta fabriquait des montres et des horloges, mais aussi toutes sortes d’objets précieux. Dès que les marques avaient une commande spéciale, elles passaient par lui. Sa manufacture tournait à plein régime. » Les rencontres se multiplient.

Lors d’un de ses voyages, Gérald Genta tombe sur Michael Eisner, le patron de Disney. Amateur éclairé de belle horlogerie, Eisner n’ignore rien de ses créations. Quand Genta lui demande l’autorisation d’exploiter la licence Disney pour faire des montres de luxe, il n’hésite donc pas très longtemps. Genta fabrique des montres Mickey, Minnie ou Donald, qu’il commercialise en son nom. Une folie ? Pas complètement. « Gérald avait du flair, analyse Laurent Picciotto. On commençait à parler d’enfants rois, il sentait que leur place dans les familles montait en puissance. Pour les clients fortunés, il fallait proposer un produit qui réponde à cette ascension. » Quitte à faire des confusions. « Un jour, lors d’un déjeuner, Gérald me montre un projet de montre au fond duquel figurait la Panthère rose. Je lui dis : “Ah, vous avez signé aussi avec Hanna-Barbera ?” Là, grand blanc. » Genta bouche bée : « Ce n’est pas chez Disney ? » Picciotto : « Je ne crois pas, non. Gérald, vous devriez vérifier… » Peu importe. Genta ne s’interdit rien. Et certainement pas de créer d’étonnantes montres érotiques* aux corps sans visages et aux sexes démesurés, savamment guillochées… « Gérald n’aimait pas les visages », s’amuse Évelyne.

 

GROS CALIBRES ET SPÉCULATION
La descente ? Elle est pour bientôt. Car si la manufacture Genta produit à un rythme soutenu, les clients restant fidèles à ses grandes complications* octogonales, le style Genta s’essouffle peu à peu, à mesure que filent les années 1980. Laurent Picciotto est bien placé pour le savoir. En 1988, il a ouvert, rue Saint-Honoré, à Paris, une boutique exclusivement consacrée aux créations Genta. « Tout était hexagonal dans la boutique, se souvient-il. Des angles partout. Gérald avait tout dessiné, des meubles aux portes en passant par les vitrines. C’était un vrai temple. » Mais les disciples manquent. « Ça n’a pas marché comme nous l’avions imaginé, lui et moi. De mémoire, je crois que je n’ai même pas fait le quart du chiffre d’affaires prévu. » Trop tôt pour une boutique 100 % Genta à une époque où l’horlogerie est confidentielle ? Ou trop tard pour un style Genta désormais en perte de vitesse ? En 1990, le magasin ferme. Deux ans plus tard, Audemars Piguet lance la ligne OffShore de la Royal Oak. « Gérald ne l’aimait pas, il trouvait qu’on avait dénaturé son travail », regrette sa veuve. Pourtant, c’est carton plein. Surdimensionnées, montées sur des nouveaux bracelets de caoutchouc, proposées dans des matériaux et des couleurs inédites, les Off Shore écrasent tout sur leur passage. Car l’époque est désormais aux gros calibres*. « On ne vendait plus que ça. Ces nouvelles montres étaient hyper identifiables. Elles flirtaient avec les 45 mm et les pilotes de F1, les acteurs, tous les prescripteurs en voulaient », se rappelle encore Laurent Picciotto, dont la boutique Chronopassion s’est faite spécialiste. Fatigués et déçus par le goût d’une époque qui n’est plus le leur, les Genta finissent par vendre leur affaire à The Hour Glass, l’un des plus grands détaillants d’Asie. Qui revend la société en 2000 à Bulgari.

Le couple s’installe bientôt à Londres. Gérald dessine le matin, peint l’après-midi. Des produits, mais également des toiles, comme celle qui figure derrière le bureau d’Évelyne. Le créateur continue de fabriquer quelques montres à la commande, mais le cœur n’y est plus. Laurent Picciotto : « La nouvelle horlogerie, portée par de nouveaux clients, battait son plein. Les montres, ultra techniques, en volume, prenaient des formes ahurissantes. C’était une autre époque. » En 2011, c’est dans un relatif anonymat que Gérald Genta décède d’une leucémie.

Alors, pourquoi, aujourd’hui, toutes ces rétrospectives, ces ventes, ces articles ? Pourquoi Gérald Genta fait-il de nouveau fantasmer ? La faute à une montre, la Patek Philippe Nautilus référence 5711 A, ou « 5711 », comme disent les fans. Modèle d’entrée de gamme, cette montre a été célébrée à sa sortie comme la descendante directe de la Nautilus créée par Genta en 1976. Bien que sensiblement plus grande que le modèle d’époque, elle est ainsi devenue, en dix-huit mois, un totem, et un véritable objet de spéculation. Aujourd’hui, la valeur du modèle sur le marché est trois fois celle en magasin. Il en va du Genta comme du Perriand ou du Prouvé dans le mobilier. Dans les manufactures concurrentes, on assiste, médusé, à cette hystérie. Chacun retourne à ses archives dans l’espoir d’y trouver trace d’une collaboration passée avec Genta. Ou d’une simple ébauche évoquant son style sport chic. Les sorties se succèdent, avec plus ou moins de succès, mais le constat est là : presque dix ans après sa mort, Gérald Genta est omniscient.

Ce qui ne suffira pas à consoler Jean Claude Biver, son ami. « Je pense souvent à lui, dit-il. Je me souviens qu’un jour, nous étions dans le train sur les bords du lac de Garde. Je lui ai demandé si je pouvais marier du bleu et du vert dans un cadran. Il m’a dit que c’était une question stupide et qu’il su sait de tourner la tête pour le savoir. J’ai vu le vert de la végétation et le bleu du lac par la fenêtre. Il a ajouté : “Si Dieu l’a voulu, qu’est-ce qui vous en empêche ?” C’est une leçon que je n’ai jamais oubliée. Il faut se débarrasser des dictats esthétiques. » Genta designer, oui. Homme d’affaires, aussi. Mais surtout Genta, artiste. « Un artiste prolifique, sourit Évelyne, en se levant pour ouvrir deux grandes armoires métalliques. Ici, dans ces classeurs, il y a plus de 3 000 dessins inédits de Gérald. Et je n’ai pas prévu de les laisser inexploités éternellement. »

Il a dessiné des montres Mickey et des montres mythiques. Père d’illustres modèles comme la Royal Oak et la Nautilus, maître des angles, Gérald Genta a révolutionné l’art de la montre en laissant libre cours à une imagination totalement débridée… Résultat ? Neuf ans après sa mort, le Suisse est le designer horloger le plus influent du moment.

Par Nicolas Salomon
Article originellement paru dans le numéro 4 de L'Etiquette

 

C’est un charmant hôtel particulier du quartier de Mayfair, à Londres. Briques rouges, baies vitrées, et puis ce large drapeau rouge et blanc qui s’agite sur la façade. « Ma famille est monégasque depuis près de 500 ans, je suis l’ambassadrice de la Principauté ici, explique Évelyne Genta, brushing frais, sourire franc, avant de marquer une pause. Mais je crois que ce n’est pas ce qui vous amène aujourd’hui... » Évelyne sourit. Les sollicitations se multiplient en ce moment. Après de longues années d’oubli, teintées d’une forme de mépris, l’héritage de son mari, décédé en 2011, est enfin réhabilité. Les ventes s’enchaînent, comme les rétrospectives et les articles de presse. Au passage, les approximations s’accumulent également. « Je lis un peu tout et n’importe quoi sur Gérald en ce moment... Avec notre fondation, la Gérald Genta Héritage, nous essayons de mettre un peu d’ordre dans tout ça. Ce serait dommage de ne pas raconter la véritable histoire, n’est-ce pas ? »

La véritable histoire mérite, en effet,le détour. Pourquoi ? Parce qu’elle croise le destin d’un homme et celui d’une industrie. Parce qu’elle mêle l’argent et le goût, le savoir-faire et le faire-savoir. Parce qu’elle est faite de hauts et de bas. Et pour cause. La véritable histoire de Gérald Genta démarre dans l’Italie des années 1930, ravagée par la misère. Son père enchaîne les emplois précaires ; sa mère, née à Genève, est presque aveugle. « Gérald aimait dire qu’il connaissait l’odeur et les atours de la pauvreté, raconte Évelyne. Il a travaillé toute sa vie pour que ses enfants y échappent. »

Pour y échapper, le jeune Genta, lui, dessine pendant des journées entières. Quand la famille quitte l’Italie exsangue de l’après-guerre pour s’installer dans une Suisse épargnée par le conflit, il a 14 ans et sa passion est intacte. « Sa famille n’avait pas les moyens de lui payer des cours, raconte encore Évelyne. Gérald dessinait à l’instinct. Il a toujours fait comme ça. Sans jamais essayer de copier ou de plaire. En liberté… Je pense que c’est pour ça que son travail a eu autant de retentissement. »

 

CHAMP MAGNÉTIQUE ET TARTE AUX POMMES
C’est une simple feuille qui scelle le début de l’histoire entre Genta et le monde de l’horlogerie. Une feuille qu’Évelyne sort aujourd’hui de ses poussiéreuses archives. En haut de celle-ci, ces quelques mots : « Ponti Gennari Cie, manufacture de bijouterie-joaillerie et chaînes ». Puis ces lignes : « Nous soussignés certifions que Monsieur Gérald Genta, né le 1 er mai 1931, est occupé dans nos ateliers en qualité de bijoutier-joaillier depuis le 1 er juin 1946. Son apprentissage sera terminé le 31 mai 1950. » La lettre continue. « Nous avons toujours été très satisfaits du travail et de la conduite de Monsieur Genta et nous ne pouvons que le recommander à ses futurs employeurs. » La date ? 28 avril 1950. Pendant quatre ans, entre l’âge de 15 et 19 ans, Gérald Genta a travaillé à la fabrication de bracelets de montres haut de gamme, notamment destinés aux modèles de la marque Patek Philippe, gros client de Ponti Gennari. « C’est pendant cette période qu’il a acquis la connaissance des pierres et des métaux ainsi que le sens des proportions », croit savoir Évelyne. Chez Ponti Gennari, le jeune homme travaille déjà avec les instruments qui l’accompagneront tout au long de sa carrière. Compas, règle et rapporteur, puis gouache au pinceau trois poils sous binoculaires pour s’approcher au plus près du rendu des matières. Mi-peintre mi-dessinateur industriel.

Au terme de son apprentissage, Genta part à la recherche de contrats. L’horlogerie n’est alors qu’une petite industrie, et les manufactures restent de modestes PME familiales, pour la plupart installées dans la riante vallée de Joux, au sud-ouest du Massif du Jura. Genta appelle, prend rendez-vous, taille la route en voiture, sa lettre de recommandation en poche. Devant les clients, il ouvre son carton à dessins sur un coin de table. « Il rentrait à Genève aider ses parents lorsqu’il avait gagné 1000 francs », sourit Évelyne.

La première mission d’envergure lui est confiée en 1954. Cette année-là, la marque Universal Genève, aujourd’hui passée sous les radars, a en effet décroché un joli contrat auprès de la Scandinavian Airlines. Elle doit créer une montre pour les pilotes de la compagnie, amenés à relier Los Angeles à Copenhague via le pôle Nord. Si l’affaire semble aujourd’hui banale, voler au-dessus des champs magnétiques polaires relève à l’époque de la gageure. Pourquoi ? Parce que les champs magnétiques provoquent le dérèglement des appareils de mesure, notamment des montres. « Or, à cette époque, les montres pour hommes étaient des vrais outils de navigation, complète Laurent Picciotto, fondateur de Chronopassion et premier distributeur exclusif des montres Gérald Genta de France, en 1988. Elles n’avaient aucune fantaisie, mais une véritable utilité. Pour les pilotes, elles remplissaient des fonctions essentielles. » L’enjeu est donc crucial. Un an après le lancement retentissant de la Rolex Explorer, portée par Sir Edmund Hillary dans son ascension de l’Everest, Gérald Genta dessine la Polerouter. Avec ses aiguilles compas et sa cage de fer doux isolant le mouvement de l’attraction magnétique des pôles, celle-ci réussit l’exploit d’être à la fois élégante et fonctionnelle. « Le marché s’est évidemment demandé qui avait pu dessiner cette montre aux faux airs de compas… », raconte Évelyne.

Dans la foulée, c’est Omega, à la recherche d’idées nouvelles, qui contacte Genta. Cela tombe bien, il n’en manque pas. Pour un futur modèle baptisé Constellation, Genta propose d’angler chacune des heures afin de marquer un découpage du cadran en douze parts égales. Un peu comme l’on marquerait le partage d’une tarte aux pommes. L’appellation « pie pan » naît ainsi et l’air de rien, c’est l’amorce d’une révolution. Laurent Picciotto : « Ces angles avaient un double intérêt. Esthétiquement, ils étaient remarquables. Surtout, ils offraient beaucoup de lisibilité. Alors que tous les cadrans de l’époque étaient ronds ou carrés, Genta avait déjà compris que les angles avaient du sens sur une montre… » Omega tient là un cadran qui assurera le succès du modèle pour une bonne dizaine d’années.

 

GIANNI AGNELLI ET ALAIN DELON
Dans le bureau de son hôtel particulier, Évelyne Genta sort de nouveaux documents, plus spectaculaires encore que la lettre de recommandation de chez Ponti Gennari. Ce sont deux trésors, deux gouaches d’origine. La première représente une montre devenue au fil des ans un monument, la Royal Oak de chez Audemars Piguet, dans sa version telle que nous la connaissons. L’autre gouache est une version proche, mais non retenue par la marque, du même modèle. « Gérald avait prévu deux versions : une moins géométrique, adoucie ; et l’autre, radicale, celle qui a été retenue », explique Évelyne.

Ce modèle, Gérald Genta l’a dessiné d’un trait, en une seule soirée. Peut-être parce qu’il regroupe plusieurs idées déjà ébauchées au fil des années passées. De fait, les angles pensés pour la Constellation sont là. Mais la Royal Oak va bien plus loin. Genta, surtout, va plus loin avec cette création. Alors que tout le monde cherche à cacher les vis des montres, lui les assume, et en fait un élément décoratif à part entière. Le cadran guilloché est également tapissé de petits cubes en relief, faisant penser à une création de Vasarely. C’est une révolution car jusqu’ici, les cadrans ont toujours été plans. Pour Jean-Claude Biver qui faisait ses débuts chez Audemars Piguet à l’époque comme jeune commercial, « la plus grande réussite de Genta est en réalité d’avoir convaincu la marque de lancer la commercialisation de cette montre… » « Gérald me disait toujours que pour la manufacture, la mise au point des prototypes avait été un pensum », confirme Évelyne. Naturellement, le coût de fabrication de la montre se révèle exorbitant. « Les débuts ont été très compliqués, se rappelle encore Jean-Claude Biver. Même si la montre a été lancée sur des marchés matures, la France et l’Italie, vendre à des détaillants une montre acier plus chère qu’une montre en or n’était pas une mince affaire. »

Heureusement, le modèle séduit rapidement un faiseur de tendances. En 1974, Gianni Agnelli est ce que l’on appellerait aujourd’hui « un influenceur ». En guise d’Instagram, des photos dans les magazines. L’industriel italien, patron de Fiat, jet-setter et élégant patenté fait et défait les modes. « La première fois qu’il a été vu avec une Royal Oak, c’était sur son yacht, en Sardaigne, où il passait ses vacances, précise Jean-Claude Biver. Il l’a ensuite portée lors de réunions de travail, au siège de Fiat, à Turin. » L’impact est d’autant plus grand qu’Agnelli porte ses montres d’une façon singulière. Sur le poignet de sa chemise. Un snobisme ? Pas seulement. Admiratif depuis toujours des meilleurs pilotes italiens, il voue un culte au méconnu comte Carlo Felice Trossi, qui fût dans les années 1930 un gentleman driver d’exception, et portait en course ses montres sur la manche de sa combinaison. « Grâce à Agnelli, ça a commencé à prendre, petit à petit », se souvient Henri Samuel, fils de Fred Samuel, le célèbre joaillier qui dirigea la maison Fred jusqu’à son rachat par LVMH en 1995. À cette époque, en effet, des joailliers comme Fred, Chaumet ou encore Tiffany vendent non seulement leurs collections, mais sont aussi détaillants horlogers multimarques. Et c’est à eux, en priorité, que les manufactures horlogères s’adressent. « Le logo Fred figurait d’ailleurs non seulement sur le cadran des Royal Oak, mais aussi en gravure au dos de la boîte », raconte Henri Samuel, qui voit à l’époque les ventes décoller peu à peu. Parmi les clients, très vite, un autre élégant : Alain Delon.

Le succès de la Royal Oak est tel que d’autres maisons veulent elles aussi leur modèle « sport chic » en métal. La famille Stern, aux commandes de Patek Philippe depuis les années 1930, reprend contact avec Genta, qui a déjà réalisé pour la maison, en 1968, la sensuelle et ovoïdale Ellipse. Mais comment refaire le coup de la Royal Oak sans se redire ? En plein pic de créativité, Genta ne se pose même pas la question. Si la Royal Oak est inspirée d’un casque de scaphandrier, la Nautilus rappellera un hublot. La révolution est confirmée. « Avec ces deux modèles, Genta a définitivement libéré l’horlogerie du carcan de la montre ronde, cadran émaillé, bracelet alligator », explique Laurent Picciotto.

Et c’est loin d’être terminé. Bientôt, il y aura la IWC ingénieur SL, comme le fruit de l’union d’une Royal Oak et d’une Nautilus. Puis c’est le Japon qui appelle, en pleine révolution du quartz. Genta dessine la Credor Locomotive de Seiko. Puis la Seiko 5. En l’espace de quelques mois, l’esthétique de Gérald Genta envahit le marché. À une vitesse telle que lorsque Vacheron Constantin sort sa 222, on lui en attribue à tort la paternité. Idem pour la collection Oyster Quartz de chez Rolex. Genta est partout, même là où il n’est pas. « Cette période de succès et de productivité intense était la concrétisation d’un rêve », résume aujourd’hui Évelyne.

 

PANTHÈRE ROSE ET MONTRES ÉROTIQUES
« “Votre montre est moche !” C’est comme ça que Gérald m’a abordée » … À la fin des années 1970, Gérald rencontre Évelyne (ndlr : cette dernière refusera obstinément de nous donner la marque de la montre). Lui roule désormais en Ferrari. Elle, 23 ans de moins, est une jeune fille de la bonne société monégasque. Ensemble, ils vont faire tourner la boutique Genta. « Gérald n’arrêtait jamais de créer, se souvient Évelyne. Un jour, il s’intéressait aux voitures, et hop, il dessinait une série de montres qu’il proposait à Bentley ou Ferrari. Le lendemain, c’était la musique ou le sport, et on voyait apparaître des montres football, tennis, ou guitare. Puis c’étaient des pendules, des verres, des tables, des couverts, des lunettes ou des flacons de parfum. Il a même eu une commande de l’Élysée pour un cadeau d’État. » En témoigne une étonnante gouache d’une ceinture d’apparat modulable, offerte par le président Giscard au roi Hassan II. « Gérald s’était forgé une solide réputation et moi, depuis Monaco, j’avais un sacré réseau. On a commencé à sillonner le monde pour aller à la rencontre des grands clients. »

Comme à ses débuts dans les années 1950, Genta reprend la route à la recherche de nouveaux clients. Mais désormais, il se déplace en jet. Le couple Genta croise des rois et reines, des sultans et des princes, tous demandeurs de folles créations. Un jour, trois hommes commandent aux Genta une « montre de chasse ». Le cahier des charges ? La montre doit être sombre pour ne pas scintiller près du gibier. Elle doit être équipée d’une phase de lunes* pour chasser les nuits les plus propices, d’un réveil pour traverser la forêt dès potron-minet, d’un chronographe et d’une boussole pour retrouver son chemin dans les temps. Même pas peur. Genta met au point un modèle qu’il baptise Gefica, en référence aux prénoms des trois chasseurs, Geoffroy, Fissore et Canali.

Réalisée en bronze, la Gefica absorbe la lumière. Le réveil, la phase de lune et le chronographe sont là. Le fermoir, lui, cache une boussole. « Gérald dessinait et nous fabriquions, se souvient Évelyne. Pour ce genre de clients, le prix n’était pas un sujet. »

Si Genta continue de proposer ses services à quelques maisons, telles Cartier, Chaumet, Piaget ou Van Cleef & Arpels, désormais il se fait surtout fabricant. Henri Samuel se souvient : « Genta fabriquait des montres et des horloges, mais aussi toutes sortes d’objets précieux. Dès que les marques avaient une commande spéciale, elles passaient par lui. Sa manufacture tournait à plein régime. » Les rencontres se multiplient.

Lors d’un de ses voyages, Gérald Genta tombe sur Michael Eisner, le patron de Disney. Amateur éclairé de belle horlogerie, Eisner n’ignore rien de ses créations. Quand Genta lui demande l’autorisation d’exploiter la licence Disney pour faire des montres de luxe, il n’hésite donc pas très longtemps. Genta fabrique des montres Mickey, Minnie ou Donald, qu’il commercialise en son nom. Une folie ? Pas complètement. « Gérald avait du flair, analyse Laurent Picciotto. On commençait à parler d’enfants rois, il sentait que leur place dans les familles montait en puissance. Pour les clients fortunés, il fallait proposer un produit qui réponde à cette ascension. » Quitte à faire des confusions. « Un jour, lors d’un déjeuner, Gérald me montre un projet de montre au fond duquel figurait la Panthère rose. Je lui dis : “Ah, vous avez signé aussi avec Hanna-Barbera ?” Là, grand blanc. » Genta bouche bée : « Ce n’est pas chez Disney ? » Picciotto : « Je ne crois pas, non. Gérald, vous devriez vérifier… » Peu importe. Genta ne s’interdit rien. Et certainement pas de créer d’étonnantes montres érotiques* aux corps sans visages et aux sexes démesurés, savamment guillochées… « Gérald n’aimait pas les visages », s’amuse Évelyne.

 

GROS CALIBRES ET SPÉCULATION
La descente ? Elle est pour bientôt. Car si la manufacture Genta produit à un rythme soutenu, les clients restant fidèles à ses grandes complications* octogonales, le style Genta s’essouffle peu à peu, à mesure que filent les années 1980. Laurent Picciotto est bien placé pour le savoir. En 1988, il a ouvert, rue Saint-Honoré, à Paris, une boutique exclusivement consacrée aux créations Genta. « Tout était hexagonal dans la boutique, se souvient-il. Des angles partout. Gérald avait tout dessiné, des meubles aux portes en passant par les vitrines. C’était un vrai temple. » Mais les disciples manquent. « Ça n’a pas marché comme nous l’avions imaginé, lui et moi. De mémoire, je crois que je n’ai même pas fait le quart du chiffre d’affaires prévu. » Trop tôt pour une boutique 100 % Genta à une époque où l’horlogerie est confidentielle ? Ou trop tard pour un style Genta désormais en perte de vitesse ? En 1990, le magasin ferme. Deux ans plus tard, Audemars Piguet lance la ligne OffShore de la Royal Oak. « Gérald ne l’aimait pas, il trouvait qu’on avait dénaturé son travail », regrette sa veuve. Pourtant, c’est carton plein. Surdimensionnées, montées sur des nouveaux bracelets de caoutchouc, proposées dans des matériaux et des couleurs inédites, les Off Shore écrasent tout sur leur passage. Car l’époque est désormais aux gros calibres*. « On ne vendait plus que ça. Ces nouvelles montres étaient hyper identifiables. Elles flirtaient avec les 45 mm et les pilotes de F1, les acteurs, tous les prescripteurs en voulaient », se rappelle encore Laurent Picciotto, dont la boutique Chronopassion s’est faite spécialiste. Fatigués et déçus par le goût d’une époque qui n’est plus le leur, les Genta finissent par vendre leur affaire à The Hour Glass, l’un des plus grands détaillants d’Asie. Qui revend la société en 2000 à Bulgari.

Le couple s’installe bientôt à Londres. Gérald dessine le matin, peint l’après-midi. Des produits, mais également des toiles, comme celle qui figure derrière le bureau d’Évelyne. Le créateur continue de fabriquer quelques montres à la commande, mais le cœur n’y est plus. Laurent Picciotto : « La nouvelle horlogerie, portée par de nouveaux clients, battait son plein. Les montres, ultra techniques, en volume, prenaient des formes ahurissantes. C’était une autre époque. » En 2011, c’est dans un relatif anonymat que Gérald Genta décède d’une leucémie.

Alors, pourquoi, aujourd’hui, toutes ces rétrospectives, ces ventes, ces articles ? Pourquoi Gérald Genta fait-il de nouveau fantasmer ? La faute à une montre, la Patek Philippe Nautilus référence 5711 A, ou « 5711 », comme disent les fans. Modèle d’entrée de gamme, cette montre a été célébrée à sa sortie comme la descendante directe de la Nautilus créée par Genta en 1976. Bien que sensiblement plus grande que le modèle d’époque, elle est ainsi devenue, en dix-huit mois, un totem, et un véritable objet de spéculation. Aujourd’hui, la valeur du modèle sur le marché est trois fois celle en magasin. Il en va du Genta comme du Perriand ou du Prouvé dans le mobilier. Dans les manufactures concurrentes, on assiste, médusé, à cette hystérie. Chacun retourne à ses archives dans l’espoir d’y trouver trace d’une collaboration passée avec Genta. Ou d’une simple ébauche évoquant son style sport chic. Les sorties se succèdent, avec plus ou moins de succès, mais le constat est là : presque dix ans après sa mort, Gérald Genta est omniscient.

Ce qui ne suffira pas à consoler Jean Claude Biver, son ami. « Je pense souvent à lui, dit-il. Je me souviens qu’un jour, nous étions dans le train sur les bords du lac de Garde. Je lui ai demandé si je pouvais marier du bleu et du vert dans un cadran. Il m’a dit que c’était une question stupide et qu’il su sait de tourner la tête pour le savoir. J’ai vu le vert de la végétation et le bleu du lac par la fenêtre. Il a ajouté : “Si Dieu l’a voulu, qu’est-ce qui vous en empêche ?” C’est une leçon que je n’ai jamais oubliée. Il faut se débarrasser des dictats esthétiques. » Genta designer, oui. Homme d’affaires, aussi. Mais surtout Genta, artiste. « Un artiste prolifique, sourit Évelyne, en se levant pour ouvrir deux grandes armoires métalliques. Ici, dans ces classeurs, il y a plus de 3 000 dessins inédits de Gérald. Et je n’ai pas prévu de les laisser inexploités éternellement. »

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