GAY TALESE

INTERVIEW GAY TALESE

C’est une légende. Une vraie. À 86 ans, l’Américain Gay Talese, journaliste et écrivain, maître dans l’art du reportage littéraire, n’a jamais été aussi élégant. Une histoire de costumes, mais pas seulement...

Par Raphaël Malkin, à New York.
Article originellement paru dans le numéro 2 de l'Étiquette.

Dans son dernier numéro d’hiver, la Columbia Journalism Review demandait à plusieurs grands noms du journalisme américain leurs conseils pour réussir un reportage. En préambule de leurs différents témoignages, chacun était introduit par une présentation mentionnant son journal, sa fonction, ainsi que ses principaux faits d’armes. Mais pour Gay Talese, la CJR avait choisi d’écrire simplement ceci : « Gay Talese, eh bien... C’est Gay Talese. » Point barre. Rien à ajouter. De fait, dans l’industrie du journalisme américain, Gay Talese est une légende.

Ancienne petite main du New York Times, ce fils d’immigrés italiens a forgé son mythe en faisant infuser dans ses travaux les formes de la création littéraire. Ses portraits et ses enquêtes sont ainsi constitués de mises en scène et de longues descriptions, érigeant la science du détail en art absolu. Considéré, aux côtés de Tom Wolfe ou Truman Capote, comme l’un des totems du Nouveau journalisme, Gay Talese a, au cours de sa carrière, écrit plus d’une dizaine de livres. Dans Ton Père honoreras (1971), il embarque dans la roue d’un puissant baron de la mafia italienne de New York. Le Motel du voyeur (2016) dresse le portrait d’un patron d’auberge se plaisant à observer l’intimité de ses clients au moyen de quelques ingénieux stratagèmes.

L’œuvre de Gay Talese est ainsi faite, ricochant entre les célébrités et les anonymes. On y trouve aussi l’ouvrier chargé de superviser le fonctionnement des monstrueuses enseignes lumineuses de Times Square, le vieux gratte-papier du Times s’occupant dans son coin de la rubrique nécrologique, ou encore Frank Sinatra. L’article sur le crooner absolu de l’Amérique, que Gay Talese publia en avril 1966 dans les pages du magazine Esquire, « Frank Sinatra a un rhume », est encore aujourd’hui considéré comme un modèle absolu, où l’observation s’entremêle de manière délicate avec l’investigation. « Sinatra portait un costume anthracite, coupé de manière assez conservatrice, à la nuance près que ses revers étaient faits d’une soie flamboyante; ses chaussures anglaises, elles, étaient impeccablement cirées, jusqu’à l’endroit de leurs semelles », écrivait-il ainsi. De tout temps, le journaliste a accordé une importance particulière à l’habit. Ceux de ses sujets évidemment, mais les siens aussi. En plus d’être une plume reconnue, Gay Talese est un homme d’une élégance remarquable. Loin de l’image éculée du journaliste baroudeur, couvert de la glaise de ses aventures, lui s’affiche en un impeccable gandin, son fedora sur la tête, toujours habillé d’un costume trois pièces.

Ce soir-là, dans sa tanière d’auteur, située au sous-sol de l’hôtel particulier qu’il occupe dans le nord bourgeois de Manhattan, à New York, Gay Talese porte un gilet et un pantalon de costume couleur café, ainsi qu’une chemise à col banquier, parcourue de fines rayures roses. Avant d’entamer la discussion, celui qui fêtera cette année ses 86 ans passe une main dans ses cheveux blancs neige, puis enfile sa veste. « Vous voyez, cette veste a des boutonnières de manches fonctionnelles. Elles ne sont pas juste décoratives, comme sur la majorité des vestes d’aujourd’hui. Je peux déboutonner la boutonnière. Même si je ne le fais jamais, ça change tout... »

L’ÉTIQUETTE. Vous avez écrit un jour : « Lorsque je m’habille d’un de mes costumes faits sur mesure, je suis en harmonie avec mes plus grands idéaux. » Quels sont ces idéaux et quel est leur rapport avec le vêtement ?
GAY TALESE. J’ai toujours été intéressé par le style, parce que je baigne là-dedans depuis mon plus jeune âge. Mon père était tailleur. Il était italien, aussi. Il est né dans un petit village de Calabre, au sud de l’Italie, là où il n’y avait rien. À 17 ans, il a rejoint son cousin Antonio Cristiani, qui vivait à Paris et était tailleur, rue de la Paix. Antonio Cristiani a enseigné à mon père le tailoring. Pour mon père, l’apparence était quelque chose d’essentiel. Il m’a transmis cette conviction. D’une certaine manière, je suis comme mon père. Avec mon stylo, mon carnet, mes articles et mes livres, je fais attention aux détails, comme mon père le faisait avec ses costumes. Je travaille de telle sorte que mes chapitres ne s’effondrent pas comme un vulgaire château de cartes. La minutie du tailoring et celle de l’écriture se rejoignent. J’écris comme un tailleur. Je couds les mots ensemble.

É. Votre père, Joseph Talese, possédait sa propre affaire à Ocean City, la petite ville du New Jersey où vous êtes né et avez grandi. Quels sont les premiers souvenirs de votre père et de sa boutique qui vous reviennent en tête ?
G.T. Je me souviens de cabines d’essayage, avec leurs rideaux en velours et les trois miroirs. Les clients qui entraient dans la boutique portaient des manteaux et des Homburg, des chapeaux en feutre aux bords légèrement relevés. Ces hommes, surtout des protestants, avaient des revenus confortables et ils jouissaient en ville d’une certaines réputation. Mon père leur faisait presque la révérence. Dans la boutique, les clients montaient sur un genre de piédestal et mon père prenait leurs mesures. Puis, après que ses clients soient partis, il se retirait dans son atelier, où il s’occupait de couper les costumes. Je le revois étendre des rouleaux de tissu sur cette longue table, mesurer, tracer des lignes, couper...

É. De votre côté, vous vous êtes appliqués à être élégant dès votre plus jeune âge...
G.T. L’été, quand nous allions à la plage en famille, mon père portait un costume blanc. Même dans ces moments là, il ne voulait pas porter de vêtements de sport. Il fallait qu’il en jette. Cela a à voir avec ce que l’on appelle en Italie faire « la bella figura » : les Italiens aiment être bien habillés pour impressionner le monde. Mon père m’a confectionné mes premiers costumes sur mesure alors que je n’étais pas encore tout à fait adolescent, parce qu’il voulait que je sois le plus beau et le plus respectable de tous. J’ai tout de suite aimé ça. Au lycée, je portais des costumes, des vestes et des cravates, j’étais habillé comme un homme des années 30, alors que mes camarades, eux, avaient des boots, des vestes de sport et des chinos. Je ne m’habillais pas « jeune » du tout, et je crois que je ne l’ai jamais fait. Je n’ai jamais eu l’air d’un adolescent. Lorsque je m’habille, je veux faire en sorte d’être unique. Je veux que l’on se demande qui je suis quand on me voit. Avec mes costumes, c’est comme si j’étais sur un plateau de tournage. Et je ne suis pas un second rôle : je suis habillé à la manière de celui qui tient le pistolet, de celui qui embrasse la fille, ou de celui à qui appartient la belle villa. Mon rapport au vêtement est extrêmement individualiste. Il faut que je sois sans cesse parfaitement habillé. Quand je sors de chez moi pour manger un sandwich au bout de la rue, je m’habille bien. Pourquoi ? Parce que l’on va me voir. Je ne peux pas me permettre d’être anodin. Je suis un homme élégant et je crois en l’élégance en toutes circonstances. L’apparence est une chose essentielle pour moi. Surtout parce que je suis journaliste. C’est une manière de montrer le respect que je porte à l’histoire que je veux écrire. C’est aussi une manière de séduire ceux à qui je veux parler, l’élu comme l’ouvrier. On a toujours plus tendance à ouvrir sa porte à un homme qui présente bien.

É. Quelle est la première fois où votre apparence, donc, a vraiment compté selon vous ?
G.T. En 1953. Au mois de juin de cette année-là, j’ai obtenu mon diplôme de journalisme de l’Université d’Alabama. Quelques temps auparavant, j’avais rencontré cet étudiant au sein de mon cours de français qui m’avait dit que son cousin était le rédacteur en chef du New York Times et que, si je voulais vraiment devenir journaliste, je n’avais qu’à lui rendre visite de sa part. Pendant l’été, alors que j’étais chez mes parents, à Ocean City, j’y suis allé. Un matin, j’ai enfilé un costume trois pièces et un fedora marron clair. Je suis monté dans un bus qui rejoignait New York et je suis descendu à l’arrêt de la 41ème rue, à deux blocks des bureaux de la rédaction du New York Times. Au troisième étage de l’immeuble du journal, je suis tombé sur un large hall de réception. Un homme était préposé à l’accueil. Je lui ai dit que je venais voir le rédacteur en chef, Monsieur Turner Catledge. Le réceptionniste m’a demandé : « Avez-vous un rendez-vous ? – Non, pas le moins du monde. Je suis là parce que je connais le cousin de M. Catledge », ai-je répondu. Et dans la foulée, j’ai raconté l’histoire de mon camarade d’université. L’homme, qui devait avoir 65 ou 70 ans et portait un nœud papillon, m’a regardé de haut en bas, comme pour me sonder. En un instant, il a disséqué mon costume, ma cravate, mon chapeau. Il a dû se dire que je n’étais pas un escroc ou bien un fou. Je l’intriguais, je pense. J’avais l’air de quelqu’un qui compte. Il a décroché fébrilement son téléphone. Cinq minutes plus tard, un jeune homme est venu à ma rencontre. Herb Andre était le secrétaire de Turner Catledge. J’ai raconté l’histoire du cousin. Il m’a répondu que Turner Catledge était un homme occupé, mais que si je revenais aux environs de 16h, juste avant la réunion de rédaction de l’après-midi, je pourrais lui parler quelques minutes. Je suis revenu à 15h45, après avoir tourné pendant des heures dans le quartier. Le réceptionniste à nœud papillon m’a conduit dans la grande salle de rédaction du New York Times, pleines de journalistes accrochés à leurs machines à écrire, qui buvaient, qui fumaient, qui reniflaient et hurlaient, aussi. J’avais l’impression d’être dans un film. Nous avons tourné à gauche et je me suis retrouvé dans ce cabinet lambrissé. Au fond, il y avait cet homme imposant aux cheveux grisonnants, avec un costume sombre à rayures, et des chaussures noires parfaitement cirées. C’était Turner Catledge. Le rédacteur en chef m’a vu, moi, Gay Talese, jeune homme de rien du tout, vêtu d'un costume trois pièces. Il s’est redressé pour me saluer. Une fois encore, j’ai évoqué l’histoire du cousin fréquenté en Alabama, James Pinkston. Turner Catledge m’a dévisagé, interloqué. Il n’avait aucun cousin qui s’appelait James Pinkston. Au même moment, des journalistes en bras de chemises sont arrivés dans son bureau pour la fameuse réunion de rédaction. Je ne savais plus où me mettre. Monsieur Catledge a demandé à son assistant de prendre mes coordonnées en indiquant que si une place de copy boy venait à se libérer, on m’appellerait. Puis j’ai été congédié. Dans le bus, en rentrant dans le New Jersey, j’ai pensé à cet enfoiré de Pinkston. Il n’y avait jamais eu de cousin. C’était du bullshit. Comment avais-je pu être aussi naïf ? Deux semaines plus tard, le téléphone a sonné chez mes parents. C’était Herb Andre, le secrétaire de Turner Catledge. Le New York Times avait besoin d’un copy boy, et il voulait savoir si j’étais disponible. J’ai répondu « oui », sans hésiter une seule seconde. Aujourd’hui, je suis convaincu que j’ai obtenu ce premier boulot grâce à mon costume. C’est ce putain de costume trois pièces et rien d’autre qui m’a permis de devenir journaliste. Ma carrière a démarré, et ma vie a changé, non pas parce que je savais écrire mais parce que je savais m’habiller.



É. Dans Le Royaume et le pouvoir, le livre que vous avez consacré aux coulisses du New York Times en 1969, vous décrivez avec une attention toute particulière la tenue des journalistes, notamment celle de Turner Catledge, directeur de la rédaction, et Clifton Daniel, son
adjoint. Pourquoi ces détails sont importants dans vos travaux de journaliste ?
G.T. Il s’agit de traiter le réel en utilisant les techniques littéraires de la mise en scène, de la description, de la construction de personnages, ce qu’ont toujours fait Marcel Proust, Ernest Hemingway, Joyce Carol Oates ou Guy de Maupassant. L’idée est de permettre à mon lecteur d’avoir une photographie parfaite des gens auxquels je m’intéresse. De ce point de vue, il faut que je les décrive de la manière la plus pointilleuse possible. Et cela passe d’abord par les habits. Je suis un observateur, et même un voyeur. Je regarde et je raconte. Avant d’écrire, je dois apprendre à quoi ressemble mes héros, je collectionne leurs photos, je fais des collages. Il faut que je me représente les gens et, en ce sens, je veux tout savoir de ce qu’ils portent et de ce que cela veut dire d’eux.

É. Parmi les gens que vous avez interviewés au cours de votre carrière, quels sont ceux dont le style vous a le plus frappé ?
G.T. Quand même, l’allure des mafieux était extraordinaire. Ces gens n’étaient pas habillés pour tuer. Ils s’habillaient pour montrer au monde qu’ils étaient, avant toute chose, des gens estimables, comme des banquiers ou des chefs d’entreprise de tous les jours. J’ai consacré un long article puis un livre à Joseph Bonnano, le fondateur du clan new-yorkais du même nom. C’était un homme fier, qui voulait montrer qu’il était quelqu’un de spécial. Il agissait comme un roi. On sentait qu’il avait le droit de gouverner, de dominer et de tuer. C’était un immigrant, il était né en Sicile et arrivé à New York par bateau, mais il n’était pas comme les paysans avec qui il avait débarqué. Lui n’était pas venu en Amérique pour ramasser les ordures. Il était venu pour parader pendant qu’on lui baisait la main. Un jour, j’ai invité Joe Bonnano à dîner chez moi. J’ai demandé à mon père de venir. Il ne comprenait pas pourquoi je m’intéressais tant aux mafieux et, en particulier, au personnage de « Joe Bananas ». Il aurait aimé que j’écrive à propos de Marconi, l’inventeur du télégraphe et, moi, de mon côté, je lui disais que les gangsters me paraissaient magnifiques dans leur manière de vivre à l’écart du reste de la société, avec leur morale de villageois siciliens, comme s’ils sortaient tout droit du 19ème siècle. Lorsque Joe Bonnano est arrivé chez moi, il portait un long pardessus en cachemire. Tout au long du dîner, il a gardé sa veste sur ses épaules. Il était très formel. Mon père aussi. Ils se ressemblaient, tous les deux. Quand ils étaient en public, ils agissaient comme s’ils étaient sur la scène d’un théâtre. Ils avaient la sensation aigüe qu’on les regardait et ils devaient, pour ça, être impeccable. Au cours de ce dîner, mon père et Joe Bonnano se sont entendus tous les deux comme des larrons en foire. Ils ont parlé de musique, ils ont cité des vers de leurs poèmes favoris. Mon père a oublié que Joe Bonnano faisait tuer, chaque année, des dizaines de personnes.

É. Vous est-il déjà arrivé de vous tromper à propos d’une personne, à cause des habits qu’elle portait ?
G.T. Plus jeune, je jouais au tennis dans un club privé du sud de Manhattan. Un jour, alors que je cherchais un partenaire, on m’a présenté ce type qui avait l’air perdu. Il portait cet affreux t-shirt couvert de gerbes de peinture de toutes les couleurs. C’était un bon joueur, qui savait renvoyer la balle. Lorsque nous avons terminé la partie, l’homme m’a confié qu’il était peintre. J’ai cru qu’il était peintre en bâtiment. Nous avons rejoué ensemble et, à chaque fois, il portait le même fichu t-shirt bariolé. J’ai fini par lui demander où il travaillait, et il m’a répondu qu’il avait un studio à lui. C’était un artiste. Il m’a emmené visiter son studio, à l’angle de la 34ème rue et de Park Avenue. L’endroit était gigantesque, gorgé de lumière. Mon partenaire de tennis était Frank Stella, l’un des peintres les plus célèbres de l’histoire contemporaine. Une icône new-yorkaise qui a participé à l’émergence du courant minimaliste. Je n’ai jamais été assez riche pour acheter ses peintures... J’aurais pu m’acheter son t-shirt, par contre.



É. Pouvez-vous être touché par des manières de s’habiller qui ne sont pas les vôtres ?
G.T. Je suis ami depuis des années avec le chanteur Tony Benett, et il m’a présenté Lady Gaga. Depuis, j’ai passé beaucoup du temps avec elle. Son style me touche, même si ce n’est pas le mien. Chaque jour, sa panoplie est un nouveau discours. Elle est comme une romancière, elle crée des visions. Et dans le même temps, elle n’est absolument pas snob et arrogante comme on pourrait le croire. Elle n’a rien à voir avec Barbara Streisand qui, elle, je peux vous le dire, est infernale. Un jour, le célèbre joueur de baseball des New York Yankees Joe DiMaggio a déclaré qu’il jouait chacun de ses matchs comme s’il s’agissait d’un challenge immense parce qu’il y avait dans les tribunes des gens qui le voyaient pour la première fois et qu’il voulait que ceux-ci se souviennent de lui à tout prix. Lady Gaga, elle, se réinvente en permanence pour les gens qui la découvrent.

É. D’une autre manière, vous arrive-t-il de trouver de l’élégance ailleurs que dans les vêtements ?
G.T. Il y a des années, j’ai écrit un livre sur la construction du Verrazano Bridge, qui, à New York, relie Brooklyn à Staten Island. Pour ce travail, j’ai côtoyé pendant de nombreuses semaines les ouvriers de cet énorme chantier. Des hommes que la précision exigée par leur métier rendait élégants. Quand ils travaillaient, les ouvriers avaient plus de style que n’importe qui. Le pont qu’ils construisaient avait une forme majestueuse, ses câbles faisaient penser à des fils ou aux arches d’une toile d’araignée. Ces ouvriers étaient comme des tailleurs ou des écrivains.Ils faisaient « du beau ».



É. Au fond, existe-il un Gay Talese « casual » ? Vous arrive-t-il parfois de vous défaire de vos habitudes et d’être un peu moins élégant, de vous habiller comme un ouvrier ?
G.T. Le Gay Talese « casual » n’existe pas. Il n’a jamais existé. Quand je ne suis pas en ville, je porte un pantalon de toile, un foulard, des mocassins italiens et un panama. Et je roule dans une voiture Triumph de 1957, que j’amène très régulièrement au garage pour ne pas m’en débarrasser. Je dépense des fortunes afin que cette voiture puisse continuer de rouler. Cette Triumph a une histoire, des souvenirs, et c’est important. Je ne veux pas que cela disparaisse. Je n’ai jamais porté de jean de ma vie. Aujourd’hui, la vie est une succession de tâches qu’il faut exécuter le plus rapidement possible, sans réfléchir, pour gagner du temps. Le port du jean est le reflet de cette tendance. Mais perdre du temps est quelque chose qui a une véritable valeur. Moi, je veux gâcher du temps pour réfléchir à la manière dont je m’habille, et pour le reste aussi. C’est en perdant du temps que l’on apprend des choses. Quand j’étais reporter au New York Times, je pouvais passer des heures à éplucher les archives du services de la documentation. C’est comme ça que je dénichais des histoires...

É. Aujourd’hui, vous dîtes considérer les tailleurs comme « une espèce en danger ». Pourquoi ?
G.T. Emmanuel Ungaro a fait ses débuts auprès de mon oncle Cristiani, à Paris, et il est devenu extrêmement célèbre et riche par la suite. Mais Ungaro est une exception. Les tailleurs italiens ne deviennent jamais très riches. Ce sont des petits artisans de l’ombre, des gens ordinaires et isolés. Ils cousent, ils font et refont dans leur coin. Et qui fait attention à cela ? Peu de gens, comme peu de gens s’intéressent à la poésie. Les tailleurs sont des artistes sous-estimés. Ils n’ont pas les honneurs qu’ils méritent. Moi, mes costumes viennent de chez Cristiani bien sûr, mais aussi de chez Brioni, Smalto, ou encore Zegna, des grandes maisons italiennes. Ce ne sont pas des costumes d’aujourd’hui. Ils ont été pensés pour aller avec toutes les époques, le passé, le présent et le futur. Ce sont des pièces intemporelles et uniques. L’un de mes costumes Cristiani, par exemple, a un col avec une double patte d’attachement, je crois que vous appelez ça « la pelle » en français (ndlr : nous l’apprenons !). Personne d’autre ne fait ça. C’est de l’art.

É. Vous êtes un peu fétichiste dans votre rapport aux belles fringues ?
G.T. Évidemment. En plus de tous mes costumes, je possède tout un tas de chapeaux – un homme n’est pas complètement habillé s’il ne porte pas un chapeau sur la tête. Je possède environ une quarantaine de fedoras, que je porte exclusivement en hiver. Ils sont bleu, orange, ocre, caramel. La plupart d’entre eux sont faits par un artisan qui a un magasin à Miami et un atelier à Bogota, en Colombie. Cet homme vient une fois par an à New York. Je l’invite chez moi et nous discutons des nouveaux chapeaux qu’il pourrait spécialement me fabriquer. Bruno Lacorraza, c’est son nom, gagne surtout sa vie en confectionnant en série de larges Borsalinos pour les rabbins orthodoxes. J’ai aussi une vingtaine de chapeaux plus légers, pour l’été. Je suis fétichiste, mais je ne suis pas excentrique. Je ne suis pas David Bowie. Je suis simplement fier de porter des vêtements bien faits.

C’est une légende. Une vraie. À 86 ans, l’Américain Gay Talese, journaliste et écrivain, maître dans l’art du reportage littéraire, n’a jamais été aussi élégant. Une histoire de costumes, mais pas seulement...

Par Raphaël Malkin, à New York.
Article originellement paru dans le numéro 2 de l'Étiquette.

Dans son dernier numéro d’hiver, la Columbia Journalism Review demandait à plusieurs grands noms du journalisme américain leurs conseils pour réussir un reportage. En préambule de leurs différents témoignages, chacun était introduit par une présentation mentionnant son journal, sa fonction, ainsi que ses principaux faits d’armes. Mais pour Gay Talese, la CJR avait choisi d’écrire simplement ceci : « Gay Talese, eh bien... C’est Gay Talese. » Point barre. Rien à ajouter. De fait, dans l’industrie du journalisme américain, Gay Talese est une légende.

Ancienne petite main du New York Times, ce fils d’immigrés italiens a forgé son mythe en faisant infuser dans ses travaux les formes de la création littéraire. Ses portraits et ses enquêtes sont ainsi constitués de mises en scène et de longues descriptions, érigeant la science du détail en art absolu. Considéré, aux côtés de Tom Wolfe ou Truman Capote, comme l’un des totems du Nouveau journalisme, Gay Talese a, au cours de sa carrière, écrit plus d’une dizaine de livres. Dans Ton Père honoreras (1971), il embarque dans la roue d’un puissant baron de la mafia italienne de New York. Le Motel du voyeur (2016) dresse le portrait d’un patron d’auberge se plaisant à observer l’intimité de ses clients au moyen de quelques ingénieux stratagèmes.

L’œuvre de Gay Talese est ainsi faite, ricochant entre les célébrités et les anonymes. On y trouve aussi l’ouvrier chargé de superviser le fonctionnement des monstrueuses enseignes lumineuses de Times Square, le vieux gratte-papier du Times s’occupant dans son coin de la rubrique nécrologique, ou encore Frank Sinatra. L’article sur le crooner absolu de l’Amérique, que Gay Talese publia en avril 1966 dans les pages du magazine Esquire, « Frank Sinatra a un rhume », est encore aujourd’hui considéré comme un modèle absolu, où l’observation s’entremêle de manière délicate avec l’investigation. « Sinatra portait un costume anthracite, coupé de manière assez conservatrice, à la nuance près que ses revers étaient faits d’une soie flamboyante; ses chaussures anglaises, elles, étaient impeccablement cirées, jusqu’à l’endroit de leurs semelles », écrivait-il ainsi. De tout temps, le journaliste a accordé une importance particulière à l’habit. Ceux de ses sujets évidemment, mais les siens aussi. En plus d’être une plume reconnue, Gay Talese est un homme d’une élégance remarquable. Loin de l’image éculée du journaliste baroudeur, couvert de la glaise de ses aventures, lui s’affiche en un impeccable gandin, son fedora sur la tête, toujours habillé d’un costume trois pièces.

Ce soir-là, dans sa tanière d’auteur, située au sous-sol de l’hôtel particulier qu’il occupe dans le nord bourgeois de Manhattan, à New York, Gay Talese porte un gilet et un pantalon de costume couleur café, ainsi qu’une chemise à col banquier, parcourue de fines rayures roses. Avant d’entamer la discussion, celui qui fêtera cette année ses 86 ans passe une main dans ses cheveux blancs neige, puis enfile sa veste. « Vous voyez, cette veste a des boutonnières de manches fonctionnelles. Elles ne sont pas juste décoratives, comme sur la majorité des vestes d’aujourd’hui. Je peux déboutonner la boutonnière. Même si je ne le fais jamais, ça change tout... »

L’ÉTIQUETTE. Vous avez écrit un jour : « Lorsque je m’habille d’un de mes costumes faits sur mesure, je suis en harmonie avec mes plus grands idéaux. » Quels sont ces idéaux et quel est leur rapport avec le vêtement ?
GAY TALESE. J’ai toujours été intéressé par le style, parce que je baigne là-dedans depuis mon plus jeune âge. Mon père était tailleur. Il était italien, aussi. Il est né dans un petit village de Calabre, au sud de l’Italie, là où il n’y avait rien. À 17 ans, il a rejoint son cousin Antonio Cristiani, qui vivait à Paris et était tailleur, rue de la Paix. Antonio Cristiani a enseigné à mon père le tailoring. Pour mon père, l’apparence était quelque chose d’essentiel. Il m’a transmis cette conviction. D’une certaine manière, je suis comme mon père. Avec mon stylo, mon carnet, mes articles et mes livres, je fais attention aux détails, comme mon père le faisait avec ses costumes. Je travaille de telle sorte que mes chapitres ne s’effondrent pas comme un vulgaire château de cartes. La minutie du tailoring et celle de l’écriture se rejoignent. J’écris comme un tailleur. Je couds les mots ensemble.

É. Votre père, Joseph Talese, possédait sa propre affaire à Ocean City, la petite ville du New Jersey où vous êtes né et avez grandi. Quels sont les premiers souvenirs de votre père et de sa boutique qui vous reviennent en tête ?
G.T. Je me souviens de cabines d’essayage, avec leurs rideaux en velours et les trois miroirs. Les clients qui entraient dans la boutique portaient des manteaux et des Homburg, des chapeaux en feutre aux bords légèrement relevés. Ces hommes, surtout des protestants, avaient des revenus confortables et ils jouissaient en ville d’une certaines réputation. Mon père leur faisait presque la révérence. Dans la boutique, les clients montaient sur un genre de piédestal et mon père prenait leurs mesures. Puis, après que ses clients soient partis, il se retirait dans son atelier, où il s’occupait de couper les costumes. Je le revois étendre des rouleaux de tissu sur cette longue table, mesurer, tracer des lignes, couper...

É. De votre côté, vous vous êtes appliqués à être élégant dès votre plus jeune âge...
G.T. L’été, quand nous allions à la plage en famille, mon père portait un costume blanc. Même dans ces moments là, il ne voulait pas porter de vêtements de sport. Il fallait qu’il en jette. Cela a à voir avec ce que l’on appelle en Italie faire « la bella figura » : les Italiens aiment être bien habillés pour impressionner le monde. Mon père m’a confectionné mes premiers costumes sur mesure alors que je n’étais pas encore tout à fait adolescent, parce qu’il voulait que je sois le plus beau et le plus respectable de tous. J’ai tout de suite aimé ça. Au lycée, je portais des costumes, des vestes et des cravates, j’étais habillé comme un homme des années 30, alors que mes camarades, eux, avaient des boots, des vestes de sport et des chinos. Je ne m’habillais pas « jeune » du tout, et je crois que je ne l’ai jamais fait. Je n’ai jamais eu l’air d’un adolescent. Lorsque je m’habille, je veux faire en sorte d’être unique. Je veux que l’on se demande qui je suis quand on me voit. Avec mes costumes, c’est comme si j’étais sur un plateau de tournage. Et je ne suis pas un second rôle : je suis habillé à la manière de celui qui tient le pistolet, de celui qui embrasse la fille, ou de celui à qui appartient la belle villa. Mon rapport au vêtement est extrêmement individualiste. Il faut que je sois sans cesse parfaitement habillé. Quand je sors de chez moi pour manger un sandwich au bout de la rue, je m’habille bien. Pourquoi ? Parce que l’on va me voir. Je ne peux pas me permettre d’être anodin. Je suis un homme élégant et je crois en l’élégance en toutes circonstances. L’apparence est une chose essentielle pour moi. Surtout parce que je suis journaliste. C’est une manière de montrer le respect que je porte à l’histoire que je veux écrire. C’est aussi une manière de séduire ceux à qui je veux parler, l’élu comme l’ouvrier. On a toujours plus tendance à ouvrir sa porte à un homme qui présente bien.

É. Quelle est la première fois où votre apparence, donc, a vraiment compté selon vous ?
G.T. En 1953. Au mois de juin de cette année-là, j’ai obtenu mon diplôme de journalisme de l’Université d’Alabama. Quelques temps auparavant, j’avais rencontré cet étudiant au sein de mon cours de français qui m’avait dit que son cousin était le rédacteur en chef du New York Times et que, si je voulais vraiment devenir journaliste, je n’avais qu’à lui rendre visite de sa part. Pendant l’été, alors que j’étais chez mes parents, à Ocean City, j’y suis allé. Un matin, j’ai enfilé un costume trois pièces et un fedora marron clair. Je suis monté dans un bus qui rejoignait New York et je suis descendu à l’arrêt de la 41ème rue, à deux blocks des bureaux de la rédaction du New York Times. Au troisième étage de l’immeuble du journal, je suis tombé sur un large hall de réception. Un homme était préposé à l’accueil. Je lui ai dit que je venais voir le rédacteur en chef, Monsieur Turner Catledge. Le réceptionniste m’a demandé : « Avez-vous un rendez-vous ? – Non, pas le moins du monde. Je suis là parce que je connais le cousin de M. Catledge », ai-je répondu. Et dans la foulée, j’ai raconté l’histoire de mon camarade d’université. L’homme, qui devait avoir 65 ou 70 ans et portait un nœud papillon, m’a regardé de haut en bas, comme pour me sonder. En un instant, il a disséqué mon costume, ma cravate, mon chapeau. Il a dû se dire que je n’étais pas un escroc ou bien un fou. Je l’intriguais, je pense. J’avais l’air de quelqu’un qui compte. Il a décroché fébrilement son téléphone. Cinq minutes plus tard, un jeune homme est venu à ma rencontre. Herb Andre était le secrétaire de Turner Catledge. J’ai raconté l’histoire du cousin. Il m’a répondu que Turner Catledge était un homme occupé, mais que si je revenais aux environs de 16h, juste avant la réunion de rédaction de l’après-midi, je pourrais lui parler quelques minutes. Je suis revenu à 15h45, après avoir tourné pendant des heures dans le quartier. Le réceptionniste à nœud papillon m’a conduit dans la grande salle de rédaction du New York Times, pleines de journalistes accrochés à leurs machines à écrire, qui buvaient, qui fumaient, qui reniflaient et hurlaient, aussi. J’avais l’impression d’être dans un film. Nous avons tourné à gauche et je me suis retrouvé dans ce cabinet lambrissé. Au fond, il y avait cet homme imposant aux cheveux grisonnants, avec un costume sombre à rayures, et des chaussures noires parfaitement cirées. C’était Turner Catledge. Le rédacteur en chef m’a vu, moi, Gay Talese, jeune homme de rien du tout, vêtu d'un costume trois pièces. Il s’est redressé pour me saluer. Une fois encore, j’ai évoqué l’histoire du cousin fréquenté en Alabama, James Pinkston. Turner Catledge m’a dévisagé, interloqué. Il n’avait aucun cousin qui s’appelait James Pinkston. Au même moment, des journalistes en bras de chemises sont arrivés dans son bureau pour la fameuse réunion de rédaction. Je ne savais plus où me mettre. Monsieur Catledge a demandé à son assistant de prendre mes coordonnées en indiquant que si une place de copy boy venait à se libérer, on m’appellerait. Puis j’ai été congédié. Dans le bus, en rentrant dans le New Jersey, j’ai pensé à cet enfoiré de Pinkston. Il n’y avait jamais eu de cousin. C’était du bullshit. Comment avais-je pu être aussi naïf ? Deux semaines plus tard, le téléphone a sonné chez mes parents. C’était Herb Andre, le secrétaire de Turner Catledge. Le New York Times avait besoin d’un copy boy, et il voulait savoir si j’étais disponible. J’ai répondu « oui », sans hésiter une seule seconde. Aujourd’hui, je suis convaincu que j’ai obtenu ce premier boulot grâce à mon costume. C’est ce putain de costume trois pièces et rien d’autre qui m’a permis de devenir journaliste. Ma carrière a démarré, et ma vie a changé, non pas parce que je savais écrire mais parce que je savais m’habiller.



É. Dans Le Royaume et le pouvoir, le livre que vous avez consacré aux coulisses du New York Times en 1969, vous décrivez avec une attention toute particulière la tenue des journalistes, notamment celle de Turner Catledge, directeur de la rédaction, et Clifton Daniel, son
adjoint. Pourquoi ces détails sont importants dans vos travaux de journaliste ?
G.T. Il s’agit de traiter le réel en utilisant les techniques littéraires de la mise en scène, de la description, de la construction de personnages, ce qu’ont toujours fait Marcel Proust, Ernest Hemingway, Joyce Carol Oates ou Guy de Maupassant. L’idée est de permettre à mon lecteur d’avoir une photographie parfaite des gens auxquels je m’intéresse. De ce point de vue, il faut que je les décrive de la manière la plus pointilleuse possible. Et cela passe d’abord par les habits. Je suis un observateur, et même un voyeur. Je regarde et je raconte. Avant d’écrire, je dois apprendre à quoi ressemble mes héros, je collectionne leurs photos, je fais des collages. Il faut que je me représente les gens et, en ce sens, je veux tout savoir de ce qu’ils portent et de ce que cela veut dire d’eux.

É. Parmi les gens que vous avez interviewés au cours de votre carrière, quels sont ceux dont le style vous a le plus frappé ?
G.T. Quand même, l’allure des mafieux était extraordinaire. Ces gens n’étaient pas habillés pour tuer. Ils s’habillaient pour montrer au monde qu’ils étaient, avant toute chose, des gens estimables, comme des banquiers ou des chefs d’entreprise de tous les jours. J’ai consacré un long article puis un livre à Joseph Bonnano, le fondateur du clan new-yorkais du même nom. C’était un homme fier, qui voulait montrer qu’il était quelqu’un de spécial. Il agissait comme un roi. On sentait qu’il avait le droit de gouverner, de dominer et de tuer. C’était un immigrant, il était né en Sicile et arrivé à New York par bateau, mais il n’était pas comme les paysans avec qui il avait débarqué. Lui n’était pas venu en Amérique pour ramasser les ordures. Il était venu pour parader pendant qu’on lui baisait la main. Un jour, j’ai invité Joe Bonnano à dîner chez moi. J’ai demandé à mon père de venir. Il ne comprenait pas pourquoi je m’intéressais tant aux mafieux et, en particulier, au personnage de « Joe Bananas ». Il aurait aimé que j’écrive à propos de Marconi, l’inventeur du télégraphe et, moi, de mon côté, je lui disais que les gangsters me paraissaient magnifiques dans leur manière de vivre à l’écart du reste de la société, avec leur morale de villageois siciliens, comme s’ils sortaient tout droit du 19ème siècle. Lorsque Joe Bonnano est arrivé chez moi, il portait un long pardessus en cachemire. Tout au long du dîner, il a gardé sa veste sur ses épaules. Il était très formel. Mon père aussi. Ils se ressemblaient, tous les deux. Quand ils étaient en public, ils agissaient comme s’ils étaient sur la scène d’un théâtre. Ils avaient la sensation aigüe qu’on les regardait et ils devaient, pour ça, être impeccable. Au cours de ce dîner, mon père et Joe Bonnano se sont entendus tous les deux comme des larrons en foire. Ils ont parlé de musique, ils ont cité des vers de leurs poèmes favoris. Mon père a oublié que Joe Bonnano faisait tuer, chaque année, des dizaines de personnes.

É. Vous est-il déjà arrivé de vous tromper à propos d’une personne, à cause des habits qu’elle portait ?
G.T. Plus jeune, je jouais au tennis dans un club privé du sud de Manhattan. Un jour, alors que je cherchais un partenaire, on m’a présenté ce type qui avait l’air perdu. Il portait cet affreux t-shirt couvert de gerbes de peinture de toutes les couleurs. C’était un bon joueur, qui savait renvoyer la balle. Lorsque nous avons terminé la partie, l’homme m’a confié qu’il était peintre. J’ai cru qu’il était peintre en bâtiment. Nous avons rejoué ensemble et, à chaque fois, il portait le même fichu t-shirt bariolé. J’ai fini par lui demander où il travaillait, et il m’a répondu qu’il avait un studio à lui. C’était un artiste. Il m’a emmené visiter son studio, à l’angle de la 34ème rue et de Park Avenue. L’endroit était gigantesque, gorgé de lumière. Mon partenaire de tennis était Frank Stella, l’un des peintres les plus célèbres de l’histoire contemporaine. Une icône new-yorkaise qui a participé à l’émergence du courant minimaliste. Je n’ai jamais été assez riche pour acheter ses peintures... J’aurais pu m’acheter son t-shirt, par contre.



É. Pouvez-vous être touché par des manières de s’habiller qui ne sont pas les vôtres ?
G.T. Je suis ami depuis des années avec le chanteur Tony Benett, et il m’a présenté Lady Gaga. Depuis, j’ai passé beaucoup du temps avec elle. Son style me touche, même si ce n’est pas le mien. Chaque jour, sa panoplie est un nouveau discours. Elle est comme une romancière, elle crée des visions. Et dans le même temps, elle n’est absolument pas snob et arrogante comme on pourrait le croire. Elle n’a rien à voir avec Barbara Streisand qui, elle, je peux vous le dire, est infernale. Un jour, le célèbre joueur de baseball des New York Yankees Joe DiMaggio a déclaré qu’il jouait chacun de ses matchs comme s’il s’agissait d’un challenge immense parce qu’il y avait dans les tribunes des gens qui le voyaient pour la première fois et qu’il voulait que ceux-ci se souviennent de lui à tout prix. Lady Gaga, elle, se réinvente en permanence pour les gens qui la découvrent.

É. D’une autre manière, vous arrive-t-il de trouver de l’élégance ailleurs que dans les vêtements ?
G.T. Il y a des années, j’ai écrit un livre sur la construction du Verrazano Bridge, qui, à New York, relie Brooklyn à Staten Island. Pour ce travail, j’ai côtoyé pendant de nombreuses semaines les ouvriers de cet énorme chantier. Des hommes que la précision exigée par leur métier rendait élégants. Quand ils travaillaient, les ouvriers avaient plus de style que n’importe qui. Le pont qu’ils construisaient avait une forme majestueuse, ses câbles faisaient penser à des fils ou aux arches d’une toile d’araignée. Ces ouvriers étaient comme des tailleurs ou des écrivains.Ils faisaient « du beau ».



É. Au fond, existe-il un Gay Talese « casual » ? Vous arrive-t-il parfois de vous défaire de vos habitudes et d’être un peu moins élégant, de vous habiller comme un ouvrier ?
G.T. Le Gay Talese « casual » n’existe pas. Il n’a jamais existé. Quand je ne suis pas en ville, je porte un pantalon de toile, un foulard, des mocassins italiens et un panama. Et je roule dans une voiture Triumph de 1957, que j’amène très régulièrement au garage pour ne pas m’en débarrasser. Je dépense des fortunes afin que cette voiture puisse continuer de rouler. Cette Triumph a une histoire, des souvenirs, et c’est important. Je ne veux pas que cela disparaisse. Je n’ai jamais porté de jean de ma vie. Aujourd’hui, la vie est une succession de tâches qu’il faut exécuter le plus rapidement possible, sans réfléchir, pour gagner du temps. Le port du jean est le reflet de cette tendance. Mais perdre du temps est quelque chose qui a une véritable valeur. Moi, je veux gâcher du temps pour réfléchir à la manière dont je m’habille, et pour le reste aussi. C’est en perdant du temps que l’on apprend des choses. Quand j’étais reporter au New York Times, je pouvais passer des heures à éplucher les archives du services de la documentation. C’est comme ça que je dénichais des histoires...

É. Aujourd’hui, vous dîtes considérer les tailleurs comme « une espèce en danger ». Pourquoi ?
G.T. Emmanuel Ungaro a fait ses débuts auprès de mon oncle Cristiani, à Paris, et il est devenu extrêmement célèbre et riche par la suite. Mais Ungaro est une exception. Les tailleurs italiens ne deviennent jamais très riches. Ce sont des petits artisans de l’ombre, des gens ordinaires et isolés. Ils cousent, ils font et refont dans leur coin. Et qui fait attention à cela ? Peu de gens, comme peu de gens s’intéressent à la poésie. Les tailleurs sont des artistes sous-estimés. Ils n’ont pas les honneurs qu’ils méritent. Moi, mes costumes viennent de chez Cristiani bien sûr, mais aussi de chez Brioni, Smalto, ou encore Zegna, des grandes maisons italiennes. Ce ne sont pas des costumes d’aujourd’hui. Ils ont été pensés pour aller avec toutes les époques, le passé, le présent et le futur. Ce sont des pièces intemporelles et uniques. L’un de mes costumes Cristiani, par exemple, a un col avec une double patte d’attachement, je crois que vous appelez ça « la pelle » en français (ndlr : nous l’apprenons !). Personne d’autre ne fait ça. C’est de l’art.

É. Vous êtes un peu fétichiste dans votre rapport aux belles fringues ?
G.T. Évidemment. En plus de tous mes costumes, je possède tout un tas de chapeaux – un homme n’est pas complètement habillé s’il ne porte pas un chapeau sur la tête. Je possède environ une quarantaine de fedoras, que je porte exclusivement en hiver. Ils sont bleu, orange, ocre, caramel. La plupart d’entre eux sont faits par un artisan qui a un magasin à Miami et un atelier à Bogota, en Colombie. Cet homme vient une fois par an à New York. Je l’invite chez moi et nous discutons des nouveaux chapeaux qu’il pourrait spécialement me fabriquer. Bruno Lacorraza, c’est son nom, gagne surtout sa vie en confectionnant en série de larges Borsalinos pour les rabbins orthodoxes. J’ai aussi une vingtaine de chapeaux plus légers, pour l’été. Je suis fétichiste, mais je ne suis pas excentrique. Je ne suis pas David Bowie. Je suis simplement fier de porter des vêtements bien faits.

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