FRAN LEBOWITZ

INTERVIEW FRAN LEBOWITZ

Elle est presque écrivaine, presque artiste, presque vedette, mais elle est totalement culte. Héroïne de la récente série Netflix Pretend It’s a City de Martin Scorsese, Fran Lebowitz, 70 ans, fait ainsi la démonstration que dans la vie, bons mots et bons vêtements peuvent suffire.

Par Marc Beaugé
Article originellement paru dans le numéro 6 de l'Étiquette. 

Son attachée de presse avait prévenu. « Fran n’a pas de téléphone portable, pas de mail. Pour lui parler, il faut que vous l’appeliez sur sa ligne fixe à heure précise. Elle attend votre coup de fil, ne soyez pas en retard. Et laissez sonner assez longtemps, le temps qu’elle approche du com- biné, cela peut être un peu long. Mais elle finit toujours par décrocher. » De fait, c’est à la huitième sonnerie que sa voix s’est fait entendre, claire et enjouée. « Ah, vous appelez d’un téléphone fixe, je l’entends, c’est bien, je n’aime pas parler aux gens qui appellent depuis un portable, on n’entend rien. »

Fran Lebowitz n’a pas vraiment de métier. Mais cela ne l’empêche pas d’occuper, aux États-Unis, une place à part. Invitée dans les émissions, interviewée dans les magazines, citée dans les dîners, Fran Lebowitz parle de tout et de rien, avec précision, élégance, intelligence, et mauvaise foi, aussi, bien sûr. Son talent rare consiste à observer l’époque et à en tirer des commentaires que chacun aurait aimé pouvoir formuler. Écrivaine contrariée (par l’écriture, en premier lieu), récemment starifiée par la série Netflix Pretend It’s a City de son ami Martin Scorsese, Fran Lebowitz mène ainsi une drôle de vie, pleine de panache et d’attitude. Naturellement, le style est pour elle un sujet d’importance. Hors du temps et des modes, mais totalement obsessionnelle, Fran Lebowitz a des idées très arrêtées sur ce qu’elle porte, et sur ce que nous portons aussi.

L’ÉTIQUETTE. Pouvez-vous nous dire comment vous êtes habillée à ce moment précis ?
FRAN LEBOWITZ. Ok, on rentre directement dans le vif du sujet. Alors comme vous le savez, nous sommes en période de pandémie, donc je ne sors pas beaucoup de chez moi, sauf pour manger, parce que je déteste manger chez moi et qu’en plus je refuse de passer du temps dans une cuisine. Mais, bref. Non, je ne traîne pas en pyjama. Je n’ai pas non plus de tenue d’intérieur, ou de collants de yoga, comme ça se fait aujourd’hui. Je porte juste un très vieux Levi’s qui est un peu troué aux genoux, je dois dire. J’ai aussi une chemise blanche avec un col boutonné. Et aux pieds, je porte une vieille paire de boots.

É. Vous portez des boots à la maison ?
F.L. Je porte toujours mes boots.

É. De quel genre de boots s’agit-il ?
F.L. Des boots de cowboy. Cette paire-là, c’est ma plus vieille paire, ma toute première. Ces boots doivent avoir une quarantaine d’années, elles sont littéralement explosées, patchées de partout. Il m’a fallu du temps pour trouver le bon modèle, et surtout pour trouver la bonne personne pour les faire. Parce que les gens qui font de bonnes boots de cowboy ne sont pas installés à New York, pour des raisons économiques évidentes... Donc j’ai cherché, je suis allée là-bas, chez les cowboys, mais je ne vous dirai pas où, pour me faire faire une paire. Ça m’a couté une fortune. Vraiment une fortune. Mais, quarante ans après, elles tiennent encore.

É. Elles ont quelle tête ?
F.L. Le plus important, c’est le bout, évidemment. Je n’aime pas quand il est carré, encore moins quand il est pointu. Donc le bout est plutôt arrondi, et fleuri aussi. Talon droit. Elles remontent à mi-mollets. C’est moi qui les ai dessinées avec le bottier à partir d’un modèle des années 1930 que j’avais vu dans un livre. Aujourd’hui, j’ai quatre paires identiques. Une paire récente, deux paires bien usées, et celle-ci, complètement morte, que je ne garde que pour les jours de pluie, car il est prévu qu’il pleuve aujourd’hui. Et même si je ne vais sans doute pas sortir de la maison, ça compte comme un jour de pluie.

É. Vous avez toujours porté des bottes ?
F.L. Non, j’ai commencé à en porter à l’âge de 30 ans, seulement. À l’époque j’ai eu un pépin à la cheville, un truc très pénible, et le docteur m’a conseillé de porter des chaussures qui maintiennent la cheville, donc des boots. J’ai vite compris que c’était un bon moyen de gagner quelques centimètres, donc j’ai arrêté de porter tout le reste... Mais pendant l’enfance, comme tout le monde aux États-Unis, je portais des mocassins, de chez Bass, bien sûr, ou d’une marque qui n’existe plus, Old Maine Trotters.

É. Les vêtements vous intéressaient déjà à cette époque ?
F.L. En tout cas, je voyais bien que c’était un sujet important. Pour mes parents, c’était quasi obsessionnel. Ma mère Ruth ne sortait jamais sans ses gants, je n’ai jamais pu en porter à cause de ça. Elle était très soignée, et se battait pour que ma sœur et moi le soyons aussi. Il fallait bien présenter à l’extérieur, c’était l’image de la famille. À l’école publique que nous fréquentions, il n’y avait pas d’uniforme, contrairement à l’école privée. Mais il y avait un dress code, il fallait que nous y allions en jupe. Ma mère nous la préparait toujours avec minutie, et le soir, implacablement, nous rentrions comme des souillons, pleines de boue. C’était un motif de dispute quotidien.

É. Votre père, Harold, était élégant ?
F.L. Très élégant. Il avait des racines tchèques qui lui donnaient un air un peu distingué. Il était grand, fin. Comme mon grand-père, c’était vraiment un homme raffiné. La semaine, il tenait notre boutique de tapisserie et d’ameublement, et il ne serait jamais allé travailler sans chapeau. Quand il jardinait, le week-end, il enlevait juste sa chemise, et il travaillait comme ça en maillot de corps et pantalon de costume. Aujourd’hui, un homme qui porte un costume est un dandy, même si le costume est horrible et qu’il porte une doudoune sous la veste, mais à l’époque c’était comme ça, les hommes portaient des costumes. Je crois, par exemple, que je n’ai jamais vu mon père en jeans de toute ma vie. Il détestait ça. S’il savait ce que nous sommes devenus, le pauvre... Il faut bien admettre que c’est ma génération qui a créé cette catastrophe. Avant nous, les jeans étaient réservés aux adolescents et aux ouvriers, sur les chantiers. Quand tu passais à l’âge adulte ou que tu avais terminé de construire ta maison, tu arrêtais d’en porter pour toujours. Nous, non. On s’est mis à en porter tout le temps, toute la vie. Moi la première. Et je m’excuse sincèrement pour ça.

É. Justement, quel type de jeans portez-vous ?
F.L. Depuis toujours, je porte des 501, parce que c’est le seul modèle qui me va. Pendant des années, les choses étaient très simples. Tu allais dans un magasin, tu prenais ton 501, la taille ne bougeait pas, la coupe non plus, tout était fabriqué aux États-Unis. Et puis, quelque part au milieu des années 1970, Levi’s a décidé de changer ce qui marchait pour faire quelque chose de moins bien. Ils ont commencé à faire fabriquer des jeans à l’étranger, et c’est devenu le bordel. Les prix étaient moins chers, c’est sûr, mais je n’arrivais plus à trouver mes jeans. Je me souviens avoir été interviewée à cette époque à la radio, alors que j’étais en déplace- ment à San Francisco, je ne sais plus ce que j’avais fait pour mériter ça... Bref, j’ai lancé un appel au patron de Levi’s pour qu’on me rende mes 501. Parce qu’à l’époque, il y avait un autre problème. J’aimais aussi beaucoup les 501 en corduroy, et Levi’s avait changé de matière, on était passé du 100 % coton au polycoton. Donc rien n’allait. Ce qui est drôle, c’est que le président de Levi’s m’a appelée dans la foulée, il avait trouvé mon hôtel. Il m’a demandé ce qu’il pouvait faire pour m’aider. Je lui ai dit qu’il me fallait une cinquantaine de paires pour finir ma vie, j’avais fait un calcul rapide. Malheureusement, je n’ai plus jamais entendu parler de lui après ça.

É. D’autres marques vous ont laissé tomber comme ça au fil du temps ?
F.L. Je sais qu’ils sont plutôt mal en point, ça m’embête de les accabler à chaque fois qu’on me parle de vêtements, mais je suis obligée de dénoncer le scandale Brooks Brothers. Il y a vingt ans, ils ont arrêté de faire la chemise, made in US, en coton, col boutonné, que j’aimais. D’un coup, comme ça, sans pré- venir, ils ont arrêté de faire la chemise qu’ils faisaient depuis mille ans. S’ils avaient préve- nu, j’aurais acheté un stock pour toujours... Quand un vêtement devient un bien public, la marque a une responsabilité, il faudrait que l’État puisse intervenir dans ces cas-là. Aujourd’hui, j’achète mes chemises chez Hilditch & Key, à Paris ou Londres, parce que bizarrement il n’y a pas de boutiques à New York, mais je me débrouille toujours pour qu’on m’en rapporte. Je les fais juste raccourcir pour qu’elles ne pendent pas trop, mais je ne suis pas particulièrement exigeante avec les chemises. Je n’ai jamais fait faire de chemises sur mesure, par exemple. Je suis beaucoup plus pointue sur les costumes et les blazers.

É. Racontez-nous.
F.L. La première fois que je suis allée chez Anderson & Sheppard, à Londres, c’était il y a une vingtaine d’années, et dans un premier temps ils ont refusé de me faire un costume. Parce qu’ils ne faisaient pas de costumes pour femmes. La seule exception qu’ils avaient faite, au cours de leur histoire, c’était un costume pour Marlene Dietrich... Mais j’ai insisté, et ils ont fini par accepter. Mon idée, c’était un smoking, parce que c’était introuvable en prêt-à-porter pour une femme et qu’il m’en fallait un pour sortir. Donc la première séance d’essayage commence, et là, je sens que le tailleur n’est pas hyper à l’aise. C’est un homme d’âge mûr, très distingué et méticuleux, comme on s’imagine. Et il n’a pas envie de me toucher pour ne pas me gêner. Mais à un moment donné, il faut quand même oser, sinon on ne s’en sort pas et on ne fait pas un bon costume. Donc, je lui ai dit: « Bon, John – il s’appelait John – allez-y, sinon on ne va pas y arriver. » Donc, il y est allé un peu, mais vraiment du bout des doigts, je sentais bien que ce n’était pas son truc. Mais le résultat était merveilleux. Je porte encore énormément ce smoking (ndlr: il s'agit du costume que Fran porte sur la photo en ouverture de l'article). À une période, il pouvait même m’arriver de porter cette veste deux ou trois jours par semaine...

É. Boutonnage homme ou boutonnage femme ? (ndlr : pour ceux qui auraient raté les épisodes précédents, sachez que le boutonnage des vestes homme et celui des vestes femme est inversé: chez les femmes, les boutons sont situés à gauche, chez les hommes à droite)
F.L. Boutonnage homme, évidemment. J’ai insisté pour ça, c’est important.

É. Deux ou trois boutons ?
F.L. Trois boutons, monsieur.

É. Vous avez beaucoup de vestes et costumes de chez eux maintenant ?
F.L. J’en ai plus que je n’en ai besoin en tout cas. Et plus que je ne peux me permettre, c’est sûr aussi. En plus ils viennent à New York maintenant, donc je n’ai même plus besoin de me déplacer... D’un point de vue financier, c’est un vrai problème. D’un côté, je ne suis absolument pas intéressée par l’argent, je ne sais pas ce que c’est que d’épargner. Et de l’autre, je suis très matérialiste, j’aime les belles choses. Elles m’attirent irrésistiblement. Quand j’entre dans un magasin, un magasin de n’importe quoi, mon goût me porte systématiquement vers le truc le plus cher, même quand je ne suis absolument pas experte. C’est vraiment la pire configuration. Parfois, je me dis que ce serait plus simple d’avoir mauvais goût. Ou alors d’avoir plein d’argent.

É. Vous vous êtes déjà trompée en commandant une veste ou un costume ?
F.L. J’ai fait faire un costume en tweed que je ne mets jamais, parce qu’il est beaucoup trop chaud. Mais ce n’est pas très grave, je prends des risques. Quand je suis attirée par un vêtement mais que je me demande s’il n’est pas un peu too much, je me dis toujours : « Ne t’inquiète pas, Fran, les gens ne te regardent pas. » Moi, je regarde beaucoup les gens, plus qu’ils ne me regardent. Donc en général, j’y vais. Un jour, chez Anderson, je regardais les tissus et je m’arrête sur un modèle à grosses rayures, vertes et bleues, esprit boating. Je me dis « pas mal », mais je vois qu’ils font la grimace : « Non, non, ne faites pas ça, vous le regretterez. » Bon... On l’a fait quand même et c’est devenu l’une de mes vestes favorites. Pareil avec une veste vert pistache. Ils ne voulaient pas me faire ça, mais je l’adore cette veste.

É. Au quotidien, depuis des années, vous portez ce même uniforme, jeans-chemise-blazer. Ce n’est pas frustrant parfois d’être toujours habillée pareil ?
F.L. Non, parce que moi, je ne considère absolument pas que je m’habille tous les jours de la même façon. Quand je change de chemise ou de veste, ce n’est pas la même chose. Pareil quand je change de boutons de manchettes – j’adore les boutons de manchettes, j’en ai des tonnes –, j’ai l’impression que c’est une tenue toute nouvelle. Il faut vraiment regarder trop vite pour penser que je m’habille tous les jours de la même façon.

É. Vous n’avez jamais été tentée de porter des robes très féminines ?
F.L. Si jamais c’est arrivé, franchement, je ne veux pas m’en souvenir.

É. Vous avez eu une assez longue période pulls shetland.
F.L. Oui, mais ce n’était pas très féminin, si ?

É. Pas plus que ça.
F.L. J’en ai eu vraiment beaucoup à une période. Peut-être une cinquantaine. Entre 20 et 30 ans, j’en portais presque tous les jours, même l’été, avec un jeans et une chemise en dessous. Quand je tombe sur des vieilles interviews de moi à la télé – par accident évidemment, je ne me fais pas des replays –, j’en porte toujours un.

É. Pourquoi avoir arrêté d’en porter ?
F.L. À un moment, j’ai eu l'impression que je n’avais plus l’âge de porter ça. Je trouvais que ça faisait gamine, et j’ai donné toute ma collection.

É. Il paraît que vous avez fait découvrir le sur-mesure à Martin Scorsese.
F.L. Non, pas le sur-mesure. Marty adore les vêtements, il sait ce que c’est. Mais moi, je l’ai emmené chez Anderson & Sheppard. Un jour, je portais une de leurs vestes en seersucker, et il a bloqué dessus. Je lui ai expliqué d’où elle venait, et depuis il s’habille régulièrement chez eux. Quand on doit se voir, on est même obligés de s’appeler pour ne pas se pointer habillés de la même façon...

É. New York est-elle une ville bien habillée, selon vous ?
F.L. Elle l’a longtemps été, franchement. Jusqu’à il y a une vingtaine d’années, je dirais. On avait ce truc très sérieux, un peu snob, qui faisait qu’on ne laissait pas les vêtements nous ridiculiser, tout le monde s’habillait dans des couleurs sombres, c’était réglé. Et puis on s’est laissés rattraper par la vie moderne, et l’aspiration au confort. Il y a une tenue pour tout maintenant. Quand on va faire du vélo, on a une tenue particulière. Quand il fait froid, on met un truc qui ressemble à une tenue de ski. Je ne suis pas contre le progrès, au contraire, je m’étonne d’ailleurs que les jeunes gens d’aujourd’hui ne cessent de reprendre des vêtements passés pour les refaire en moins bien. Je voudrais qu’ils inventent davantage en matière de vêtements, mais je ne comprends pas qu’on renonce à une forme d’élégance. Le confort, O.K. Mais on peut aussi faire un effort. Je suis toujours stupéfaite du nombre d’hommes en short que l’on croise l’été à New York. Jamais de ma vie je n’aurais pu imaginer voir autant d’hommes en short en ville. C’est la révolution sociétale de ces trente dernières années, je crois.

É. Il y a quand même des jolis shorts.
F.L. (Rires) Mais ne vous méprenez pas : le problème, ce ne sont pas les shorts, ce sont les jambes. Je pense que chaque homme devrait s’interroger au moment de mettre un short. Est-ce que mes jambes méritent d’être vues ? Est-ce que je pourrais être mannequin de jambes ? Si la réponse est non, alors pantalon. C’est injuste. Il y a des gens très beaux, ils ne sont pas nombreux mais ils existent, qui peuvent mettre tout et n’importe quoi. Un t-shirt débraillé, un pull trop grand, les cheveux sales, ils s’en sortent toujours. Le problème, c’est qu’ils donnent l’impression aux gens pas beaux, à nous, qu’ils peuvent eux aussi se laisser aller. Alors que pas du tout, il faut faire un effort.

É. Vous avez des complexes, vous-même ?
F.L. Je sais que je dois faire un effort, en tout cas. Je m’habille, et je respecte mes vêtements aussi. Quand je rentre chez moi, j’accroche mon manteau, ma veste, je change de chemise. Une fois par semaine, je cire mes chaussures. Je mets mes boutons de manchettes dans une boîte. Je lave mes jeans. J’évite les pressings, parce que je me méfie des pressings, je ne sais pas ce qu’il se passe dans les pressings. L’expression « nettoyage à sec » me fait un truc bizarre, du coup je me débrouille pour ne pas mettre mes vêtements au pressing, ou alors vraiment le meilleur de la ville. C’est chiant, hein ?

É. Mais pourquoi c’est si important d’être bien habillé ?
F.L. (Rires) Parce que.

Elle est presque écrivaine, presque artiste, presque vedette, mais elle est totalement culte. Héroïne de la récente série Netflix Pretend It’s a City de Martin Scorsese, Fran Lebowitz, 70 ans, fait ainsi la démonstration que dans la vie, bons mots et bons vêtements peuvent suffire.

Par Marc Beaugé
Article originellement paru dans le numéro 6 de l'Étiquette. 

Son attachée de presse avait prévenu. « Fran n’a pas de téléphone portable, pas de mail. Pour lui parler, il faut que vous l’appeliez sur sa ligne fixe à heure précise. Elle attend votre coup de fil, ne soyez pas en retard. Et laissez sonner assez longtemps, le temps qu’elle approche du com- biné, cela peut être un peu long. Mais elle finit toujours par décrocher. » De fait, c’est à la huitième sonnerie que sa voix s’est fait entendre, claire et enjouée. « Ah, vous appelez d’un téléphone fixe, je l’entends, c’est bien, je n’aime pas parler aux gens qui appellent depuis un portable, on n’entend rien. »

Fran Lebowitz n’a pas vraiment de métier. Mais cela ne l’empêche pas d’occuper, aux États-Unis, une place à part. Invitée dans les émissions, interviewée dans les magazines, citée dans les dîners, Fran Lebowitz parle de tout et de rien, avec précision, élégance, intelligence, et mauvaise foi, aussi, bien sûr. Son talent rare consiste à observer l’époque et à en tirer des commentaires que chacun aurait aimé pouvoir formuler. Écrivaine contrariée (par l’écriture, en premier lieu), récemment starifiée par la série Netflix Pretend It’s a City de son ami Martin Scorsese, Fran Lebowitz mène ainsi une drôle de vie, pleine de panache et d’attitude. Naturellement, le style est pour elle un sujet d’importance. Hors du temps et des modes, mais totalement obsessionnelle, Fran Lebowitz a des idées très arrêtées sur ce qu’elle porte, et sur ce que nous portons aussi.

L’ÉTIQUETTE. Pouvez-vous nous dire comment vous êtes habillée à ce moment précis ?
FRAN LEBOWITZ. Ok, on rentre directement dans le vif du sujet. Alors comme vous le savez, nous sommes en période de pandémie, donc je ne sors pas beaucoup de chez moi, sauf pour manger, parce que je déteste manger chez moi et qu’en plus je refuse de passer du temps dans une cuisine. Mais, bref. Non, je ne traîne pas en pyjama. Je n’ai pas non plus de tenue d’intérieur, ou de collants de yoga, comme ça se fait aujourd’hui. Je porte juste un très vieux Levi’s qui est un peu troué aux genoux, je dois dire. J’ai aussi une chemise blanche avec un col boutonné. Et aux pieds, je porte une vieille paire de boots.

É. Vous portez des boots à la maison ?
F.L. Je porte toujours mes boots.

É. De quel genre de boots s’agit-il ?
F.L. Des boots de cowboy. Cette paire-là, c’est ma plus vieille paire, ma toute première. Ces boots doivent avoir une quarantaine d’années, elles sont littéralement explosées, patchées de partout. Il m’a fallu du temps pour trouver le bon modèle, et surtout pour trouver la bonne personne pour les faire. Parce que les gens qui font de bonnes boots de cowboy ne sont pas installés à New York, pour des raisons économiques évidentes... Donc j’ai cherché, je suis allée là-bas, chez les cowboys, mais je ne vous dirai pas où, pour me faire faire une paire. Ça m’a couté une fortune. Vraiment une fortune. Mais, quarante ans après, elles tiennent encore.

É. Elles ont quelle tête ?
F.L. Le plus important, c’est le bout, évidemment. Je n’aime pas quand il est carré, encore moins quand il est pointu. Donc le bout est plutôt arrondi, et fleuri aussi. Talon droit. Elles remontent à mi-mollets. C’est moi qui les ai dessinées avec le bottier à partir d’un modèle des années 1930 que j’avais vu dans un livre. Aujourd’hui, j’ai quatre paires identiques. Une paire récente, deux paires bien usées, et celle-ci, complètement morte, que je ne garde que pour les jours de pluie, car il est prévu qu’il pleuve aujourd’hui. Et même si je ne vais sans doute pas sortir de la maison, ça compte comme un jour de pluie.

É. Vous avez toujours porté des bottes ?
F.L. Non, j’ai commencé à en porter à l’âge de 30 ans, seulement. À l’époque j’ai eu un pépin à la cheville, un truc très pénible, et le docteur m’a conseillé de porter des chaussures qui maintiennent la cheville, donc des boots. J’ai vite compris que c’était un bon moyen de gagner quelques centimètres, donc j’ai arrêté de porter tout le reste... Mais pendant l’enfance, comme tout le monde aux États-Unis, je portais des mocassins, de chez Bass, bien sûr, ou d’une marque qui n’existe plus, Old Maine Trotters.

É. Les vêtements vous intéressaient déjà à cette époque ?
F.L. En tout cas, je voyais bien que c’était un sujet important. Pour mes parents, c’était quasi obsessionnel. Ma mère Ruth ne sortait jamais sans ses gants, je n’ai jamais pu en porter à cause de ça. Elle était très soignée, et se battait pour que ma sœur et moi le soyons aussi. Il fallait bien présenter à l’extérieur, c’était l’image de la famille. À l’école publique que nous fréquentions, il n’y avait pas d’uniforme, contrairement à l’école privée. Mais il y avait un dress code, il fallait que nous y allions en jupe. Ma mère nous la préparait toujours avec minutie, et le soir, implacablement, nous rentrions comme des souillons, pleines de boue. C’était un motif de dispute quotidien.

É. Votre père, Harold, était élégant ?
F.L. Très élégant. Il avait des racines tchèques qui lui donnaient un air un peu distingué. Il était grand, fin. Comme mon grand-père, c’était vraiment un homme raffiné. La semaine, il tenait notre boutique de tapisserie et d’ameublement, et il ne serait jamais allé travailler sans chapeau. Quand il jardinait, le week-end, il enlevait juste sa chemise, et il travaillait comme ça en maillot de corps et pantalon de costume. Aujourd’hui, un homme qui porte un costume est un dandy, même si le costume est horrible et qu’il porte une doudoune sous la veste, mais à l’époque c’était comme ça, les hommes portaient des costumes. Je crois, par exemple, que je n’ai jamais vu mon père en jeans de toute ma vie. Il détestait ça. S’il savait ce que nous sommes devenus, le pauvre... Il faut bien admettre que c’est ma génération qui a créé cette catastrophe. Avant nous, les jeans étaient réservés aux adolescents et aux ouvriers, sur les chantiers. Quand tu passais à l’âge adulte ou que tu avais terminé de construire ta maison, tu arrêtais d’en porter pour toujours. Nous, non. On s’est mis à en porter tout le temps, toute la vie. Moi la première. Et je m’excuse sincèrement pour ça.

É. Justement, quel type de jeans portez-vous ?
F.L. Depuis toujours, je porte des 501, parce que c’est le seul modèle qui me va. Pendant des années, les choses étaient très simples. Tu allais dans un magasin, tu prenais ton 501, la taille ne bougeait pas, la coupe non plus, tout était fabriqué aux États-Unis. Et puis, quelque part au milieu des années 1970, Levi’s a décidé de changer ce qui marchait pour faire quelque chose de moins bien. Ils ont commencé à faire fabriquer des jeans à l’étranger, et c’est devenu le bordel. Les prix étaient moins chers, c’est sûr, mais je n’arrivais plus à trouver mes jeans. Je me souviens avoir été interviewée à cette époque à la radio, alors que j’étais en déplace- ment à San Francisco, je ne sais plus ce que j’avais fait pour mériter ça... Bref, j’ai lancé un appel au patron de Levi’s pour qu’on me rende mes 501. Parce qu’à l’époque, il y avait un autre problème. J’aimais aussi beaucoup les 501 en corduroy, et Levi’s avait changé de matière, on était passé du 100 % coton au polycoton. Donc rien n’allait. Ce qui est drôle, c’est que le président de Levi’s m’a appelée dans la foulée, il avait trouvé mon hôtel. Il m’a demandé ce qu’il pouvait faire pour m’aider. Je lui ai dit qu’il me fallait une cinquantaine de paires pour finir ma vie, j’avais fait un calcul rapide. Malheureusement, je n’ai plus jamais entendu parler de lui après ça.

É. D’autres marques vous ont laissé tomber comme ça au fil du temps ?
F.L. Je sais qu’ils sont plutôt mal en point, ça m’embête de les accabler à chaque fois qu’on me parle de vêtements, mais je suis obligée de dénoncer le scandale Brooks Brothers. Il y a vingt ans, ils ont arrêté de faire la chemise, made in US, en coton, col boutonné, que j’aimais. D’un coup, comme ça, sans pré- venir, ils ont arrêté de faire la chemise qu’ils faisaient depuis mille ans. S’ils avaient préve- nu, j’aurais acheté un stock pour toujours... Quand un vêtement devient un bien public, la marque a une responsabilité, il faudrait que l’État puisse intervenir dans ces cas-là. Aujourd’hui, j’achète mes chemises chez Hilditch & Key, à Paris ou Londres, parce que bizarrement il n’y a pas de boutiques à New York, mais je me débrouille toujours pour qu’on m’en rapporte. Je les fais juste raccourcir pour qu’elles ne pendent pas trop, mais je ne suis pas particulièrement exigeante avec les chemises. Je n’ai jamais fait faire de chemises sur mesure, par exemple. Je suis beaucoup plus pointue sur les costumes et les blazers.

É. Racontez-nous.
F.L. La première fois que je suis allée chez Anderson & Sheppard, à Londres, c’était il y a une vingtaine d’années, et dans un premier temps ils ont refusé de me faire un costume. Parce qu’ils ne faisaient pas de costumes pour femmes. La seule exception qu’ils avaient faite, au cours de leur histoire, c’était un costume pour Marlene Dietrich... Mais j’ai insisté, et ils ont fini par accepter. Mon idée, c’était un smoking, parce que c’était introuvable en prêt-à-porter pour une femme et qu’il m’en fallait un pour sortir. Donc la première séance d’essayage commence, et là, je sens que le tailleur n’est pas hyper à l’aise. C’est un homme d’âge mûr, très distingué et méticuleux, comme on s’imagine. Et il n’a pas envie de me toucher pour ne pas me gêner. Mais à un moment donné, il faut quand même oser, sinon on ne s’en sort pas et on ne fait pas un bon costume. Donc, je lui ai dit: « Bon, John – il s’appelait John – allez-y, sinon on ne va pas y arriver. » Donc, il y est allé un peu, mais vraiment du bout des doigts, je sentais bien que ce n’était pas son truc. Mais le résultat était merveilleux. Je porte encore énormément ce smoking (ndlr: il s'agit du costume que Fran porte sur la photo en ouverture de l'article). À une période, il pouvait même m’arriver de porter cette veste deux ou trois jours par semaine...

É. Boutonnage homme ou boutonnage femme ? (ndlr : pour ceux qui auraient raté les épisodes précédents, sachez que le boutonnage des vestes homme et celui des vestes femme est inversé: chez les femmes, les boutons sont situés à gauche, chez les hommes à droite)
F.L. Boutonnage homme, évidemment. J’ai insisté pour ça, c’est important.

É. Deux ou trois boutons ?
F.L. Trois boutons, monsieur.

É. Vous avez beaucoup de vestes et costumes de chez eux maintenant ?
F.L. J’en ai plus que je n’en ai besoin en tout cas. Et plus que je ne peux me permettre, c’est sûr aussi. En plus ils viennent à New York maintenant, donc je n’ai même plus besoin de me déplacer... D’un point de vue financier, c’est un vrai problème. D’un côté, je ne suis absolument pas intéressée par l’argent, je ne sais pas ce que c’est que d’épargner. Et de l’autre, je suis très matérialiste, j’aime les belles choses. Elles m’attirent irrésistiblement. Quand j’entre dans un magasin, un magasin de n’importe quoi, mon goût me porte systématiquement vers le truc le plus cher, même quand je ne suis absolument pas experte. C’est vraiment la pire configuration. Parfois, je me dis que ce serait plus simple d’avoir mauvais goût. Ou alors d’avoir plein d’argent.

É. Vous vous êtes déjà trompée en commandant une veste ou un costume ?
F.L. J’ai fait faire un costume en tweed que je ne mets jamais, parce qu’il est beaucoup trop chaud. Mais ce n’est pas très grave, je prends des risques. Quand je suis attirée par un vêtement mais que je me demande s’il n’est pas un peu too much, je me dis toujours : « Ne t’inquiète pas, Fran, les gens ne te regardent pas. » Moi, je regarde beaucoup les gens, plus qu’ils ne me regardent. Donc en général, j’y vais. Un jour, chez Anderson, je regardais les tissus et je m’arrête sur un modèle à grosses rayures, vertes et bleues, esprit boating. Je me dis « pas mal », mais je vois qu’ils font la grimace : « Non, non, ne faites pas ça, vous le regretterez. » Bon... On l’a fait quand même et c’est devenu l’une de mes vestes favorites. Pareil avec une veste vert pistache. Ils ne voulaient pas me faire ça, mais je l’adore cette veste.

É. Au quotidien, depuis des années, vous portez ce même uniforme, jeans-chemise-blazer. Ce n’est pas frustrant parfois d’être toujours habillée pareil ?
F.L. Non, parce que moi, je ne considère absolument pas que je m’habille tous les jours de la même façon. Quand je change de chemise ou de veste, ce n’est pas la même chose. Pareil quand je change de boutons de manchettes – j’adore les boutons de manchettes, j’en ai des tonnes –, j’ai l’impression que c’est une tenue toute nouvelle. Il faut vraiment regarder trop vite pour penser que je m’habille tous les jours de la même façon.

É. Vous n’avez jamais été tentée de porter des robes très féminines ?
F.L. Si jamais c’est arrivé, franchement, je ne veux pas m’en souvenir.

É. Vous avez eu une assez longue période pulls shetland.
F.L. Oui, mais ce n’était pas très féminin, si ?

É. Pas plus que ça.
F.L. J’en ai eu vraiment beaucoup à une période. Peut-être une cinquantaine. Entre 20 et 30 ans, j’en portais presque tous les jours, même l’été, avec un jeans et une chemise en dessous. Quand je tombe sur des vieilles interviews de moi à la télé – par accident évidemment, je ne me fais pas des replays –, j’en porte toujours un.

É. Pourquoi avoir arrêté d’en porter ?
F.L. À un moment, j’ai eu l'impression que je n’avais plus l’âge de porter ça. Je trouvais que ça faisait gamine, et j’ai donné toute ma collection.

É. Il paraît que vous avez fait découvrir le sur-mesure à Martin Scorsese.
F.L. Non, pas le sur-mesure. Marty adore les vêtements, il sait ce que c’est. Mais moi, je l’ai emmené chez Anderson & Sheppard. Un jour, je portais une de leurs vestes en seersucker, et il a bloqué dessus. Je lui ai expliqué d’où elle venait, et depuis il s’habille régulièrement chez eux. Quand on doit se voir, on est même obligés de s’appeler pour ne pas se pointer habillés de la même façon...

É. New York est-elle une ville bien habillée, selon vous ?
F.L. Elle l’a longtemps été, franchement. Jusqu’à il y a une vingtaine d’années, je dirais. On avait ce truc très sérieux, un peu snob, qui faisait qu’on ne laissait pas les vêtements nous ridiculiser, tout le monde s’habillait dans des couleurs sombres, c’était réglé. Et puis on s’est laissés rattraper par la vie moderne, et l’aspiration au confort. Il y a une tenue pour tout maintenant. Quand on va faire du vélo, on a une tenue particulière. Quand il fait froid, on met un truc qui ressemble à une tenue de ski. Je ne suis pas contre le progrès, au contraire, je m’étonne d’ailleurs que les jeunes gens d’aujourd’hui ne cessent de reprendre des vêtements passés pour les refaire en moins bien. Je voudrais qu’ils inventent davantage en matière de vêtements, mais je ne comprends pas qu’on renonce à une forme d’élégance. Le confort, O.K. Mais on peut aussi faire un effort. Je suis toujours stupéfaite du nombre d’hommes en short que l’on croise l’été à New York. Jamais de ma vie je n’aurais pu imaginer voir autant d’hommes en short en ville. C’est la révolution sociétale de ces trente dernières années, je crois.

É. Il y a quand même des jolis shorts.
F.L. (Rires) Mais ne vous méprenez pas : le problème, ce ne sont pas les shorts, ce sont les jambes. Je pense que chaque homme devrait s’interroger au moment de mettre un short. Est-ce que mes jambes méritent d’être vues ? Est-ce que je pourrais être mannequin de jambes ? Si la réponse est non, alors pantalon. C’est injuste. Il y a des gens très beaux, ils ne sont pas nombreux mais ils existent, qui peuvent mettre tout et n’importe quoi. Un t-shirt débraillé, un pull trop grand, les cheveux sales, ils s’en sortent toujours. Le problème, c’est qu’ils donnent l’impression aux gens pas beaux, à nous, qu’ils peuvent eux aussi se laisser aller. Alors que pas du tout, il faut faire un effort.

É. Vous avez des complexes, vous-même ?
F.L. Je sais que je dois faire un effort, en tout cas. Je m’habille, et je respecte mes vêtements aussi. Quand je rentre chez moi, j’accroche mon manteau, ma veste, je change de chemise. Une fois par semaine, je cire mes chaussures. Je mets mes boutons de manchettes dans une boîte. Je lave mes jeans. J’évite les pressings, parce que je me méfie des pressings, je ne sais pas ce qu’il se passe dans les pressings. L’expression « nettoyage à sec » me fait un truc bizarre, du coup je me débrouille pour ne pas mettre mes vêtements au pressing, ou alors vraiment le meilleur de la ville. C’est chiant, hein ?

É. Mais pourquoi c’est si important d’être bien habillé ?
F.L. (Rires) Parce que.

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