DANIEL DAY LEWIS

UN HOMME DE STYLE DANIEL DAY-LEWIS

Acteur rare et brillant, le Britannique a toujours obsessionnellement travaillé les costumes de ses rôles. Par amour du jeu, et par passion du vêtement.

Par Gino Delmas.
Article publié dans le numéro 6 de L'Etiquette.

Daniel Day-Lewis a disparu. Plus de films, plus de sorties médiatiques, même plus de rumeurs. Si beaucoup pensaient que l’annonce de sa retraite d’acteur, en 2017, était un coup de tête, forcément provisoire, ils sont désormais très peu nombreux à garder l’espoir d’un retour. Seul acteur à avoir remporté trois Oscars – en 1990 pour My Left Foot, en 2008 pour There Will Be Blood, puis en 2013 pour Lincoln –, le Britannique, si peu sensible à la célébrité et aux mondanités, semble avoir définitivement choisi l’anonymat.

Les dernières images publiques du comédien sont vieilles de presque trois ans. Sur celles-ci, Day-Lewis se promène dans les rues de New York, vêtu d’une veste Carhartt, modèle Detroit, d’une chemise en chambray, d’un carpenter pants, reconnaissable à son passant permettant d’accrocher des outils, et d’une paire de boots de travail. Sur d’autres photos, volées par un paparazzi, l’acteur, installé dans Central Park, regarde son téléphone, boit de l’eau, rêvasse. Ici, le carpenter pants a simplement été remplacé par un pantalon double knee en duck canvas de chez Carhartt, la chemise en chambray par un modèle en flanelle. Comme si l’acteur avait déjà trouvé les costumes de son nouveau rôle.

De fait, Daniel Day-Lewis, aujourd’hui âgé de 63 ans, a toujours fait du vêtement un sujet majeur, enfilant ses costumes d’acteur comme des secondes peaux, laissant le cinéma déborder sur le réel, jusqu’à le grignoter. En 1992, Day-Lewis s’apprête ainsi à tourner pour la première fois avec Martin Scorsese dan Le Temps de l’innocence, adaptation du roman d’Edith Wharton. Pour incarner Newland Archer, un avocat de la haute société new-yorkaise de la fin du XIXe siècle, l’acteur lit tout ce qu’il trouve sur le mode de vie de la grande bourgeoisie américaine de l’époque. Mais ne s’arrête pas là. Pendant deux mois, Day-Lewis se promènera dans les rues de New York avec les costumes du rôle, haut-de-forme, canne et cape compris. « Pour moi, cela fait juste partie du métier », se justifiera-t-il plus tard.



DU SHOPPING À LONDRES

« Je crois que Daniel a besoin de construire l’apparence extérieure d’un personnage et sa silhouette pour développer la psychologie du rôle, c’est sa façon de fonctionner », introduit Mark Bridges. Costumier de renom, oscarisé en 2012 pour son travail sur The Artist, ce dernier a rencontré Day-Lewis sur le tournage de There Will Be Blood, en 2007. Il le retrouve quelques années plus tard pour un film qui lui rapportera un second Oscar, Phantom Thread, de Paul Thomas Anderson, dans lequel Day- Lewis interprète le personnage Reynolds Woodcock, styliste star des années 1950 bousculé par l’arrivée d’une femme dans sa vie. « Nous avons commencé les préparations des costumes deux ans avant le tournage, ce qui est très au-dessus de la normale, se souvient Bridges. Très vite, nous avons déterminé que l’inspiration principale était la silhouette de l’ancien Premier ministre anglais Anthony Eden, un homme imposant qui fréquentait Savile Row. Nous avons listé tout ce dont nous avions besoin puis nous avons enchaîné les rendez-vous dans le quartier du sur mesure londonien. Et c’est clairement Daniel qui menait la danse... »

Les passages chez Cleverley, prestigieux bottier, par exemple, s’enchaînent. « Nous connaissions Daniel depuis une quinzaine d’années en tant que client, se souvient George Glasgow Jr., le directeur de la maison. Mais à partir de 2015, il est venu très souvent à la boutique de Mayfair pour préparer le film. Il se plongeait dans nos archives, notamment celles des années 1950 et 1960, puis nous discutions longuement des cuirs et des formes avec nos bottiers. » Au fil des mois, plusieurs paires sont ainsi réalisées pour le film. Parmi celles-ci, des modèles en suède pour les scènes de campagne dans lesquelles Woodcock porte du tweed, mais aussi une paire d’oxford en veau noir, le classique absolu de la maison, que l’acteur porte en soirée. La collaboration est si fructueuse qu’au sortir d’un rendez-vous, Daniel Day-Lewis finira même par proposer à George Glasgow Sr., le propriétaire, de jouer dans le film. Il y incarnera Nigel, son conseiller financier, et aura droit à quelques lignes de dialogue.

« Après les chaussures, il y a eu les pyjamas chez Budd’s, les nœuds papillon chez Drake’s, les couvre-chefs chez Lock & Co... », énumère Mark Bridges. Au fil des essayages et des visites, celui-ci mesure la culture vestimentaire de Daniel Day-Lewis. « C’était assez impressionnant, il pouvait même parler technique avec les artisans. Je pense que Daniel a été éveillé très tôt à l’élégance. » De fait, son père Cecil Day-Lewis, illustre poète anglais, mort à 68 ans alors que Daniel n’en avait que 15, était un homme élégant, habitué des tailleurs de Savile Row. Pour son fils, il est resté un modèle, et une source d’inspiration inépuisable. Régulièrement, à la ville, Daniel arbore ainsi un pull de pêcheur torsadé, un Gansey, réplique du pull fétiche de son père qu’il a fait spécialement tricoter à la main dans le nord-est de l’Angleterre. « Pendant les essayages, Daniel évoquait souvent des souvenirs d’enfance, reprend Bridges. Il nous parlait avec émotion de ce que portaient son père et ses amis... » Un jour, chez le tailleur Anderson & Sheppard, l’acteur sort même une vieille photo de Cecil, vêtu d’un long manteau à manches raglan. Daniel veut le même pour le film. « Il était très précis, se souvient Colin Heywood, chef d’atelier chez le célèbre tailleur. Il nous proposait plein de tissus, des belles choses qu’il connaissait. Nous travaillions les silhouettes ensemble pour qu’elles soient fidèles à l’époque. Pantalons taille haute, un seul pli, une jambe ample. » Mais Day-Lewis a une autre exigence. « Il voulait aussi que nous “maltraitions” les pièces, pour qu’elles n’aient pas l’air trop neuves... » C’est finalement trois semaines avant le tournage que le Britannique prendra possession des nombreuses pièces commandées aux ateliers du tailleur de Savile Row. Et pourra commencer à rentrer dans la peau du personnage.

«On est habitués à travailler avec de grands acteurs, comme Tom Hanks, De Niro, Michael Caine... Mais aucun ne fait autant d’efforts que Day-Lewis pour construire le style d’un personnage », estime George Glasgow Jr. «Je dirais qu’il accorde une plus grande importance aux détails que tous les autres acteurs avec qui j’ai eu la chance de travailler », confirme le costumier Mark Bridges. Sur Phantom Thread, la quête obsessionnelle du détail se poursuivra évidemment pendant le tournage. Lors d’une scène du film, cruciale, la femme de Reynolds Woodcock le surprend au retour d’une de ses balades quotidiennes avec un dîner improvisé. Le créateur est ulcéré que l’on brise ainsi sa routine mais n’ose refuser l’invitation. Avant de se mettre à table, il part se changer. « Pour cette scène, nous n’avions rien de défini. J’ai laissé Daniel choisir la tenue que Woodcock aurait mise pour un tel moment. Le résultat était parfait, ça racontait très bien l’histoire. » De fait, habillé d’un pyjama lavande, d’un cardigan et d’une veste à carreaux en tweed verte, Woodcock jure ostensiblement aux côtés de sa femme, en robe de soirée.

UN STAGE DE COUTURE À NEW YORK

Sa filmographie, courte mais quasi infaillible, en témoigne : Daniel Day-Lewis n’est pas un acteur comme les autres. C’est un artisan acharné et dévoué, un adepte de la « method acting », théorisée par le professeur de théâtre russe Constantin Stanislavski, au début du XXe siècle, mettant en avant la force de l’expérience et encourageant les acteurs à « vivre » dans la peau de leur personnage en dehors du plateau. Pour chacun de ses rôles, Daniel change donc de vie. En 1989, pendant les préparations de My Left Foot – l’histoire de Christy Brown, un homme atteint de paralysie spasmodique qui apprend à peindre avec son pied gauche –, il ne quitte plus son fauteuil roulant pendant des semaines et demande à être nourri à la cuillère pour approcher au plus près des humiliations vécues par le « vrai » Christy. En 1993, pour Au nom du père, il adopte, plusieurs semaines avant le tournage, un accent nord-irlandais à couper au couteau, dont il mettra des semaines à se défaire après le tournage. Neuf ans plus tard, sur le tournage de Gangs of New York, entre deux scènes, Day-Lewis fera trembler Leonardo DiCaprio en aiguisant son couteau comme l’aurait fait, dans la vie, le fou furieux Bill le Boucher.



Sur Phantom Thread, l’investissement de Day-Lewis est fascinant. Ressembler à Reynolds Woodcock ne l’intéresse pas. Se déguiser en lui non plus. Daniel Day-Lewis veut être Reynolds Woodcock. Comment ? L’acteur se met en tête d’apprendre à coudre. « Tous les trois, avec Paul Thomas, nous avons donc décidé d’organiser un stage pour que Daniel se fasse la main », se souvient Mark Bridges. À partir d’octobre 2015 et pendant plus d’un an, l’acteur passe plusieurs soirées par semaine auprès de Marc Happel, directeur des costumes du New York City Ballet. Avec son mentor, l’acteur apprend à tenir une épingle, à prendre des mesures, à manier les lourds ciseaux pour couper dans les tissus, à manipuler les étoffes... « Je le revois débouler dans mon bureau tous les matins et me balancer “Alors, Governor, qu’est-ce qu’on fait aujourd’hui ?” », sourit Marc Happel. L’apprenti couturier apprend vite. « Je lui donnais des exercices à faire chez lui, des broderies, des boutonnières à la main. Et ce qu’il rapportait était vraiment beau. C’était une éponge, il absorbait tout. Une nuit, il a réalisé un drapé devant moi. Je n’oublierai jamais ça!» Finalement, ces gestes de couture, patiemment appris, ne seront visibles que dans cinq scènes du film. « Mais peu importe, ces scènes-là étaient crédibles, et c’était le plus important », se réjouit Happel. Daniel Day-Lewis lui-même n’a jamais pu en juger. À la sortie du film, ne se considérant déjà plus comme un acteur, le Britannique refusa obstinément de voir Phantom Thread.

DES SOULIERS SUR MESURE À FLORENCE

La méthode Day-Lewis est terriblement payante. Mais elle est aussi envahissante, éreintante. « Je chasse des fantômes en permanence, et cette quête m’épuise... », confie l’acteur au magazine M en 2018. Plusieurs fois, au fil de sa carrière, Daniel Day-Lewis craque nerveusement. Un jour de 1989, au National Theatre de Londres, il quitte la scène au beau milieu d’une représentation de Hamlet. Scandale. « J’étais devenu une coquille vide, expliquera-t-il plus tard. Je n’avais plus rien en moi, plus rien à dire, plus rien à donner. » Il ne remontera plus jamais sur les planches. Pour décrire le chaos émotionnel dans lequel le laisse la fin d’un film, l’acteur évoque une « terre desséchée où rien ne repousse ». Avant l’annonce de sa retraite en 2017, Day-Lewis avait d’ailleurs déjà mis sa carrière entre parenthèses. En 1996, il prend ainsi ses distances, et disparaît des radars pendant presque cinq ans. Fin 1999, sur les conseils de son ami le dramaturge italien Pier Paolo Pacini, Daniel Day-Lewis se rend à Florence pour s’y faire faire une paire de chaussures sur mesure chez un bottier réputé, Stefano Bemer. « Stefano était un homme intelligent et sensible, je pensais que c’était une rencontre qui pouvait fonctionner et aider Daniel », racontait ainsi Pier Paolo Pacini au magazine So Film, en 2013. De fait, lorsqu’il s’assied dans le fauteuil en cuir de la petite boutique nichée dans une ruelle de la rive gauche de la ville, la plus populaire des deux, le Britannique est touché par la simplicité de l’homme qu’il rencontre. « Stefano Bemer s’en foutait que vous soyez connu ou non, il traitait tous ses clients de la même manière », raconte Tommaso Melani, qui a bien connu le bottier avant de reprendre les rênes de la maison à sa mort en 2012.



Trois semaines après cette première rencontre avec Bemer, l’acteur est de retour dans sa boutique avec une requête inhabituelle. Il souhaite apprendre le métier de bottier. Stefano Bemer le prévient : il n’a pas d’argent et cela prendra du temps. L’argent n’est pas un souci et Day-Lewis a tout le temps nécessaire. Sorti épuisé de son dernier film The Boxer, harcelé par la presse people passionnée par sa vie amoureuse agitée (rupture avec Isabelle Adjani, aventure avec Madonna, flirt avec Julia Roberts ou Winona Ryder, mariage avec Rebecca Miller, la fille d’Arthur Miller), Daniel Day-Lewis a grand besoin de couper. « Il voulait se plonger dans autre chose, se régénérer », dit Tommaso Melani. L’acteur oscarisé découvre un nouveau métier, un métier manuel comme ceux qui le faisaient rêver avant qu’on ne lui propose, à 14 ans, un petit rôle dans le film Sunday Bloody Sunday. À Florence, cinq jours par semaine, Daniel Day-Lewis travaille dur. Premier arrivé, dernier parti. « Stefano lui a appris à sa manière : on te confie une tâche, tu la répètes, tu apprends en t’exerçant et en observant », raconte Melani.
Les longues journées silencieuses et routinières conviennent parfaitement à l’acteur. Daniel Day-Lewis et Bemer deviennent amis, s’appelant même en pleine nuit pour partager leurs tourments. Pendant presque neuf mois, l’apprentissage de l’acteur se poursuit ainsi dans les 50 mètres carrés poussiéreux de l’atelier, au contact du maître et de ses trois autres bottiers, tous japonais. « Stefano et Daniel partageaient une recherche obsessionnelle de la perfection, estime l’actuel patron de la marque florentine. Daniel a d’ailleurs été assez loin dans son apprentissage. Pour se faire la main, il avait choisi un modèle compliqué, un derby en veau bordeaux à bout carré et plateau en requin. La paire était presque finie quand il est parti. » Car au bout de neuf mois, Martin Scorsese frappe à la porte de l’atelier. Le réalisateur prépare Gangs of New York et a traversé l’Atlantique pour proposer au cordonnier de devenir l’un de ses héros. Cinq jours de harcèlement plus tard, Daniel Day-Lewis et dit oui à Scorsese. Le revoilà enfin acteur. Pour quelques années.

Acteur rare et brillant, le Britannique a toujours obsessionnellement travaillé les costumes de ses rôles. Par amour du jeu, et par passion du vêtement.

Par Gino Delmas.
Article publié dans le numéro 6 de L'Etiquette.

Daniel Day-Lewis a disparu. Plus de films, plus de sorties médiatiques, même plus de rumeurs. Si beaucoup pensaient que l’annonce de sa retraite d’acteur, en 2017, était un coup de tête, forcément provisoire, ils sont désormais très peu nombreux à garder l’espoir d’un retour. Seul acteur à avoir remporté trois Oscars – en 1990 pour My Left Foot, en 2008 pour There Will Be Blood, puis en 2013 pour Lincoln –, le Britannique, si peu sensible à la célébrité et aux mondanités, semble avoir définitivement choisi l’anonymat.

Les dernières images publiques du comédien sont vieilles de presque trois ans. Sur celles-ci, Day-Lewis se promène dans les rues de New York, vêtu d’une veste Carhartt, modèle Detroit, d’une chemise en chambray, d’un carpenter pants, reconnaissable à son passant permettant d’accrocher des outils, et d’une paire de boots de travail. Sur d’autres photos, volées par un paparazzi, l’acteur, installé dans Central Park, regarde son téléphone, boit de l’eau, rêvasse. Ici, le carpenter pants a simplement été remplacé par un pantalon double knee en duck canvas de chez Carhartt, la chemise en chambray par un modèle en flanelle. Comme si l’acteur avait déjà trouvé les costumes de son nouveau rôle.

De fait, Daniel Day-Lewis, aujourd’hui âgé de 63 ans, a toujours fait du vêtement un sujet majeur, enfilant ses costumes d’acteur comme des secondes peaux, laissant le cinéma déborder sur le réel, jusqu’à le grignoter. En 1992, Day-Lewis s’apprête ainsi à tourner pour la première fois avec Martin Scorsese dan Le Temps de l’innocence, adaptation du roman d’Edith Wharton. Pour incarner Newland Archer, un avocat de la haute société new-yorkaise de la fin du XIXe siècle, l’acteur lit tout ce qu’il trouve sur le mode de vie de la grande bourgeoisie américaine de l’époque. Mais ne s’arrête pas là. Pendant deux mois, Day-Lewis se promènera dans les rues de New York avec les costumes du rôle, haut-de-forme, canne et cape compris. « Pour moi, cela fait juste partie du métier », se justifiera-t-il plus tard.



DU SHOPPING À LONDRES

« Je crois que Daniel a besoin de construire l’apparence extérieure d’un personnage et sa silhouette pour développer la psychologie du rôle, c’est sa façon de fonctionner », introduit Mark Bridges. Costumier de renom, oscarisé en 2012 pour son travail sur The Artist, ce dernier a rencontré Day-Lewis sur le tournage de There Will Be Blood, en 2007. Il le retrouve quelques années plus tard pour un film qui lui rapportera un second Oscar, Phantom Thread, de Paul Thomas Anderson, dans lequel Day- Lewis interprète le personnage Reynolds Woodcock, styliste star des années 1950 bousculé par l’arrivée d’une femme dans sa vie. « Nous avons commencé les préparations des costumes deux ans avant le tournage, ce qui est très au-dessus de la normale, se souvient Bridges. Très vite, nous avons déterminé que l’inspiration principale était la silhouette de l’ancien Premier ministre anglais Anthony Eden, un homme imposant qui fréquentait Savile Row. Nous avons listé tout ce dont nous avions besoin puis nous avons enchaîné les rendez-vous dans le quartier du sur mesure londonien. Et c’est clairement Daniel qui menait la danse... »

Les passages chez Cleverley, prestigieux bottier, par exemple, s’enchaînent. « Nous connaissions Daniel depuis une quinzaine d’années en tant que client, se souvient George Glasgow Jr., le directeur de la maison. Mais à partir de 2015, il est venu très souvent à la boutique de Mayfair pour préparer le film. Il se plongeait dans nos archives, notamment celles des années 1950 et 1960, puis nous discutions longuement des cuirs et des formes avec nos bottiers. » Au fil des mois, plusieurs paires sont ainsi réalisées pour le film. Parmi celles-ci, des modèles en suède pour les scènes de campagne dans lesquelles Woodcock porte du tweed, mais aussi une paire d’oxford en veau noir, le classique absolu de la maison, que l’acteur porte en soirée. La collaboration est si fructueuse qu’au sortir d’un rendez-vous, Daniel Day-Lewis finira même par proposer à George Glasgow Sr., le propriétaire, de jouer dans le film. Il y incarnera Nigel, son conseiller financier, et aura droit à quelques lignes de dialogue.

« Après les chaussures, il y a eu les pyjamas chez Budd’s, les nœuds papillon chez Drake’s, les couvre-chefs chez Lock & Co... », énumère Mark Bridges. Au fil des essayages et des visites, celui-ci mesure la culture vestimentaire de Daniel Day-Lewis. « C’était assez impressionnant, il pouvait même parler technique avec les artisans. Je pense que Daniel a été éveillé très tôt à l’élégance. » De fait, son père Cecil Day-Lewis, illustre poète anglais, mort à 68 ans alors que Daniel n’en avait que 15, était un homme élégant, habitué des tailleurs de Savile Row. Pour son fils, il est resté un modèle, et une source d’inspiration inépuisable. Régulièrement, à la ville, Daniel arbore ainsi un pull de pêcheur torsadé, un Gansey, réplique du pull fétiche de son père qu’il a fait spécialement tricoter à la main dans le nord-est de l’Angleterre. « Pendant les essayages, Daniel évoquait souvent des souvenirs d’enfance, reprend Bridges. Il nous parlait avec émotion de ce que portaient son père et ses amis... » Un jour, chez le tailleur Anderson & Sheppard, l’acteur sort même une vieille photo de Cecil, vêtu d’un long manteau à manches raglan. Daniel veut le même pour le film. « Il était très précis, se souvient Colin Heywood, chef d’atelier chez le célèbre tailleur. Il nous proposait plein de tissus, des belles choses qu’il connaissait. Nous travaillions les silhouettes ensemble pour qu’elles soient fidèles à l’époque. Pantalons taille haute, un seul pli, une jambe ample. » Mais Day-Lewis a une autre exigence. « Il voulait aussi que nous “maltraitions” les pièces, pour qu’elles n’aient pas l’air trop neuves... » C’est finalement trois semaines avant le tournage que le Britannique prendra possession des nombreuses pièces commandées aux ateliers du tailleur de Savile Row. Et pourra commencer à rentrer dans la peau du personnage.

«On est habitués à travailler avec de grands acteurs, comme Tom Hanks, De Niro, Michael Caine... Mais aucun ne fait autant d’efforts que Day-Lewis pour construire le style d’un personnage », estime George Glasgow Jr. «Je dirais qu’il accorde une plus grande importance aux détails que tous les autres acteurs avec qui j’ai eu la chance de travailler », confirme le costumier Mark Bridges. Sur Phantom Thread, la quête obsessionnelle du détail se poursuivra évidemment pendant le tournage. Lors d’une scène du film, cruciale, la femme de Reynolds Woodcock le surprend au retour d’une de ses balades quotidiennes avec un dîner improvisé. Le créateur est ulcéré que l’on brise ainsi sa routine mais n’ose refuser l’invitation. Avant de se mettre à table, il part se changer. « Pour cette scène, nous n’avions rien de défini. J’ai laissé Daniel choisir la tenue que Woodcock aurait mise pour un tel moment. Le résultat était parfait, ça racontait très bien l’histoire. » De fait, habillé d’un pyjama lavande, d’un cardigan et d’une veste à carreaux en tweed verte, Woodcock jure ostensiblement aux côtés de sa femme, en robe de soirée.

UN STAGE DE COUTURE À NEW YORK

Sa filmographie, courte mais quasi infaillible, en témoigne : Daniel Day-Lewis n’est pas un acteur comme les autres. C’est un artisan acharné et dévoué, un adepte de la « method acting », théorisée par le professeur de théâtre russe Constantin Stanislavski, au début du XXe siècle, mettant en avant la force de l’expérience et encourageant les acteurs à « vivre » dans la peau de leur personnage en dehors du plateau. Pour chacun de ses rôles, Daniel change donc de vie. En 1989, pendant les préparations de My Left Foot – l’histoire de Christy Brown, un homme atteint de paralysie spasmodique qui apprend à peindre avec son pied gauche –, il ne quitte plus son fauteuil roulant pendant des semaines et demande à être nourri à la cuillère pour approcher au plus près des humiliations vécues par le « vrai » Christy. En 1993, pour Au nom du père, il adopte, plusieurs semaines avant le tournage, un accent nord-irlandais à couper au couteau, dont il mettra des semaines à se défaire après le tournage. Neuf ans plus tard, sur le tournage de Gangs of New York, entre deux scènes, Day-Lewis fera trembler Leonardo DiCaprio en aiguisant son couteau comme l’aurait fait, dans la vie, le fou furieux Bill le Boucher.



Sur Phantom Thread, l’investissement de Day-Lewis est fascinant. Ressembler à Reynolds Woodcock ne l’intéresse pas. Se déguiser en lui non plus. Daniel Day-Lewis veut être Reynolds Woodcock. Comment ? L’acteur se met en tête d’apprendre à coudre. « Tous les trois, avec Paul Thomas, nous avons donc décidé d’organiser un stage pour que Daniel se fasse la main », se souvient Mark Bridges. À partir d’octobre 2015 et pendant plus d’un an, l’acteur passe plusieurs soirées par semaine auprès de Marc Happel, directeur des costumes du New York City Ballet. Avec son mentor, l’acteur apprend à tenir une épingle, à prendre des mesures, à manier les lourds ciseaux pour couper dans les tissus, à manipuler les étoffes... « Je le revois débouler dans mon bureau tous les matins et me balancer “Alors, Governor, qu’est-ce qu’on fait aujourd’hui ?” », sourit Marc Happel. L’apprenti couturier apprend vite. « Je lui donnais des exercices à faire chez lui, des broderies, des boutonnières à la main. Et ce qu’il rapportait était vraiment beau. C’était une éponge, il absorbait tout. Une nuit, il a réalisé un drapé devant moi. Je n’oublierai jamais ça!» Finalement, ces gestes de couture, patiemment appris, ne seront visibles que dans cinq scènes du film. « Mais peu importe, ces scènes-là étaient crédibles, et c’était le plus important », se réjouit Happel. Daniel Day-Lewis lui-même n’a jamais pu en juger. À la sortie du film, ne se considérant déjà plus comme un acteur, le Britannique refusa obstinément de voir Phantom Thread.

DES SOULIERS SUR MESURE À FLORENCE

La méthode Day-Lewis est terriblement payante. Mais elle est aussi envahissante, éreintante. « Je chasse des fantômes en permanence, et cette quête m’épuise... », confie l’acteur au magazine M en 2018. Plusieurs fois, au fil de sa carrière, Daniel Day-Lewis craque nerveusement. Un jour de 1989, au National Theatre de Londres, il quitte la scène au beau milieu d’une représentation de Hamlet. Scandale. « J’étais devenu une coquille vide, expliquera-t-il plus tard. Je n’avais plus rien en moi, plus rien à dire, plus rien à donner. » Il ne remontera plus jamais sur les planches. Pour décrire le chaos émotionnel dans lequel le laisse la fin d’un film, l’acteur évoque une « terre desséchée où rien ne repousse ». Avant l’annonce de sa retraite en 2017, Day-Lewis avait d’ailleurs déjà mis sa carrière entre parenthèses. En 1996, il prend ainsi ses distances, et disparaît des radars pendant presque cinq ans. Fin 1999, sur les conseils de son ami le dramaturge italien Pier Paolo Pacini, Daniel Day-Lewis se rend à Florence pour s’y faire faire une paire de chaussures sur mesure chez un bottier réputé, Stefano Bemer. « Stefano était un homme intelligent et sensible, je pensais que c’était une rencontre qui pouvait fonctionner et aider Daniel », racontait ainsi Pier Paolo Pacini au magazine So Film, en 2013. De fait, lorsqu’il s’assied dans le fauteuil en cuir de la petite boutique nichée dans une ruelle de la rive gauche de la ville, la plus populaire des deux, le Britannique est touché par la simplicité de l’homme qu’il rencontre. « Stefano Bemer s’en foutait que vous soyez connu ou non, il traitait tous ses clients de la même manière », raconte Tommaso Melani, qui a bien connu le bottier avant de reprendre les rênes de la maison à sa mort en 2012.



Trois semaines après cette première rencontre avec Bemer, l’acteur est de retour dans sa boutique avec une requête inhabituelle. Il souhaite apprendre le métier de bottier. Stefano Bemer le prévient : il n’a pas d’argent et cela prendra du temps. L’argent n’est pas un souci et Day-Lewis a tout le temps nécessaire. Sorti épuisé de son dernier film The Boxer, harcelé par la presse people passionnée par sa vie amoureuse agitée (rupture avec Isabelle Adjani, aventure avec Madonna, flirt avec Julia Roberts ou Winona Ryder, mariage avec Rebecca Miller, la fille d’Arthur Miller), Daniel Day-Lewis a grand besoin de couper. « Il voulait se plonger dans autre chose, se régénérer », dit Tommaso Melani. L’acteur oscarisé découvre un nouveau métier, un métier manuel comme ceux qui le faisaient rêver avant qu’on ne lui propose, à 14 ans, un petit rôle dans le film Sunday Bloody Sunday. À Florence, cinq jours par semaine, Daniel Day-Lewis travaille dur. Premier arrivé, dernier parti. « Stefano lui a appris à sa manière : on te confie une tâche, tu la répètes, tu apprends en t’exerçant et en observant », raconte Melani.
Les longues journées silencieuses et routinières conviennent parfaitement à l’acteur. Daniel Day-Lewis et Bemer deviennent amis, s’appelant même en pleine nuit pour partager leurs tourments. Pendant presque neuf mois, l’apprentissage de l’acteur se poursuit ainsi dans les 50 mètres carrés poussiéreux de l’atelier, au contact du maître et de ses trois autres bottiers, tous japonais. « Stefano et Daniel partageaient une recherche obsessionnelle de la perfection, estime l’actuel patron de la marque florentine. Daniel a d’ailleurs été assez loin dans son apprentissage. Pour se faire la main, il avait choisi un modèle compliqué, un derby en veau bordeaux à bout carré et plateau en requin. La paire était presque finie quand il est parti. » Car au bout de neuf mois, Martin Scorsese frappe à la porte de l’atelier. Le réalisateur prépare Gangs of New York et a traversé l’Atlantique pour proposer au cordonnier de devenir l’un de ses héros. Cinq jours de harcèlement plus tard, Daniel Day-Lewis et dit oui à Scorsese. Le revoilà enfin acteur. Pour quelques années.

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