AUREL BACS

LAST AUCTION HERO AUREL BACS

Son métier consiste à trouver des montres rares, puis à faire monter les enchères jusqu’à battre des records. À ce petit jeu, le Suisse est même le meilleur, de loin.

Par Nicolas Salomon, à Genève.
Article initialement paru dans le numero 8 de L'Étiquette.

Les coups de fil s’enchaînent. En français, anglais, allemand, italien. Il jongle. Puis des images arrivent par mail, envoyées par son photographe. Les images de la prochaine vente. Urgence. Il hésite. « Tant qu’on ne colle pas à la réalité, on refait les photos, dit-il. Si le cadran d’une montre est saumon, il n’est ni rose, ni orange. Et je peux pinailler sur la nuance de la chair. Le client ne doit jamais être déçu, surtout avec les ventes à distance. » Aux murs de son bureau, une pendule de Max Büsser, un ancien casque de course de son père, une bibliothèque bien fournie et quelques photos. Steve McQueen, encore et toujours, mais aussi Picasso, torse nu, poignet équipé : « On cherche encore à trouver avec exactitude ce qu’il portait. Je pense que c’est une Jaeger. Mais je n’y mettrais pas ma main à couper ! » Nouvel appel. Cette fois-ci, nous sommes priés de sortir. Dans le modeste siège genevois de Phillips x Bacs & Russo, à une encablure du lac, la discrétion règne. L’empereur Aurel aussi.

En vingt-cinq ans, l’homme s’est fait une drôle de place dans l’industrie horlogère. Il est l’homme par qui les prix s’envolent. De fait, la face visible de son métier consiste, lors de grandes ventes parfaitement mises en scène, à réunir les acheteurs les plus motivés dans la même pièce, à agiter devant eux d’incroyables montres puis à faire monter les enchères, avant, d’un coup de marteau retentissant, de signifier la fin de l’adjudication. Sur scène, Aurel Bacs est flamboyant, joueur, charmant, taquin, provocateur. « Je m’amuse », concède-t-il, du bout des lèvres. En coulisses, il est coriace, efficace, organisé. Car au-delà de la vente en elle-même, l’essentiel du métier d’Aurel Bacs consiste bien à trou- ver les montres que tout le monde cherche. Une Patek Philippe Nautilus 5711 cadran vert ? La Audemars Piguet Royal Oak 16202 ? Une Rolex Daytona Rainbow ? La Vacheron Constantin 222 de demain ? « Le prix n’est jamais le sujet, dit-il. On me charge de trouver l’introuvable. Je fais en sorte que cela se produise. Donc, je cherche partout. » À son poignet ce jour, une montre chinée à Zurich, « dans une boutique de rien du tout ». « Une Da Vinci IWC de 1986, la première montre en céramique blanche, à ma connaissance. » Portée sur un bracelet en veau blanc, un jour de pluie, c’est peu dire qu’elle ne passe pas inaperçue. « Ma femme la déteste. » Rires. Nouveau coup de téléphone.

MACHINE À LAVER ET CARNET D’ADRESSES

Enfance zurichoise, heureuse et bourgeoise. Son père est gentleman driver, passionné de montres vintage. Dès l’adolescence, Aurel chine tous les dimanches à ses côtés aux puces horlogères d’outre-Sarine. Sa première montre est une G-Shock en plastique, affichage analogique, dont un passage en machine aura raison. Bientôt, on lui offre sa première vraie montre, une IWC automatique en acier inoxydable. La passion grandit. « À 15 ans, j’aimais les montres comme d’autres aiment le football. J’avais même demandé à faire un stage d’été chez Patek Philippe. » Ce sera HEC à Saint-Gall, puis études de droit, à l’Université de Zurich. Mais Bacs passe déjà le plus clair de son temps à sillonner la Suisse pour dénicher des montres rares. « À l’époque, je jouais déjà les intermédiaires entre les vendeurs et les acheteurs, c’est ainsi que j’ai financé ma vie d’étudiant. » L’évidence va finir par le rattraper. Bacs décide de faire de sa passion dévorante un métier. Son père lui laisse un an pour trouver un job, sa mère lui tend une annonce : une maison de vente aux enchères recherche un expert horloger. « Je ne voulais même pas y répondre, je pensais qu’ils cherchaient un vieux monsieur avec des cheveux gris. » Il y va quand même. Bacs raconte les puces, évoque les montres familiales, les livres de la bibliothèque paternelle. On lui fait passer un petit test. « On m’a mis dans une salle, avec une dizaine de montres pendant deux heures. Parmi elles figuraient des contrefaçons. Il fallait les identifier et estimer les vraies. Je m’en suis bien sorti, je crois. » Quelques jours plus tard, le téléphone familial sonne. À l’autre bout du fil, le patron du département horloger : « Bienvenue chez Sotheby’s. » Aurel Bacs, 23 ans, abandonne pour de bon ses études et rentre comme jeune expert horloger dans la prestigieuse maison de vente. Il devient le premier filtre entre les clients et l’institution. Concrètement, à longueur de journée, il voit défiler des montres qu’il doit expertiser avec une minutie de bénédictin. « Le boulot de rêve » durera trois ans. Avant la première adjudication.

À tout juste 27 ans, Aurel Bacs dirige sa première vente. Mains moites, gorge sèche, il est vite rattrapé par la fièvre qui gagne la salle. Il sollicite, invective, questionne et surtout, fait monter la mise comme personne. Déjà, un style s’impose. Le jeune homme bouscule les codes du secteur, posés dans les années 1980 par un certain Osvaldo Patrizzi, première figure de la vente aux enchères horlogères. Pour Bacs, l’an 2000 est celui de la première adjudication à un million d’euros. Le marché se frotte les yeux. « Il faut bien comprendre qu’à cette époque, la vente aux enchères de montres ne faisait pas un centième de ce qu’il est devenu en volume, comme en valeur. Des vrais clients, il y en avait peut- être une centaine répartis dans le monde. Disons, pour schématiser, quarante Italiens, vingt Allemands, une poignée de Français, quelques Américains et on comptait les Asiatiques sur les doigts d’une main. Donc le gars à un million, il fallait le trouver... » Laurent Picciotto, fondateur du bien connu Chronopassion à Paris, et figure du secteur : « Le talent enrobe, mais derrière, il y a une méthode implacable, et une quantité de travail ahurissante. » Bacs fréquente les salons, parcourt des collections privées, assistes à des dîners. Il se constitue un fichier, prend des nouvelles de ses clients, répond à leurs questions et les conseille. « La force d’Aurel, c’est de te garantir les clients, reprend Picciotto. Et ça depuis toujours. S’il n’a pas le client, même si ta montre vaut très cher, il refuse. D’autres ont moins de scrupules... » Sur dix-mille montres passées sur son bureau en 2020, « à peine mille-cinq-cents », estime-t-il, ont été dispersées sous son coup de marteau. L’intérêt des modèles motive évidemment le tri. Leur provenance aussi. « Quand on a un doute, on refuse poliment. Évidemment, les gens se vexent. C’est monnaie courante : on écarte 80 % de ce qu’on nous propose. »

SERVIETTE DE BAIN ET EX-PETIT AMI

Porté par ces premiers succès, et ces premières grosses ventes, Bacs rejoint en 2001 le conseil d’art Simon de Pury. Quand la société fusionne avec la maison de vente Phillips, il monte de toute pièce le département montre, avec sa femme Livia Russo, rencontrée chez Sotheby’s. La méthode Bacs porte immédiatement ses fruits. En 2002, l’année de ses 30 ans, une adjudication record à 1,9 millions de dollars pour la Patek Philippe 1591 en or du Maréchal Tito le place sous les projecteurs. Ce coup-ci, c’est François Curiel, l’emblématique patron de Christie’s, qui le débauche pour prendre les rênes d’un département qui ronronne. Sous son impulsion, le chiffre d’affaires passera de huit à cent-trente millions d’euros. L’horlogerie ancienne est sur orbite. Bacs pose les cadres et les limites de l’exercice. « Pour moi, la date limite c’est 1985. Tout ce qui a été créé avant est vintage, y compris la première décennie du quartz et le mouvement Beta 21. Pourquoi cette date ? Parce que le métier de conception des montres a commencé à changer, avec l’arrivée de la conception et de la fabrication assistée par ordinateur. Avant on dessinait le mouvement au crayon et le mouvement ne marchait que sur le premier prototype. Aujourd’hui, tout marche sur ordinateur. »

Les affaires tournent pour Bacs, mais cela ne l’empêche pas de se poser des questions. « À cette époque, en 2013, avec ma femme, nous avons voulu consacrer davantage de temps à notre famille, et organiser nos journées de façon plus autonome. Et puis les enchères rendaient le marché fou. On ne pouvait pas continuer à vendre n’importe quoi à n’importe qui. Je voulais que mes clients aient la culture nécessaire pour apprécier une grande complication à sa juste valeur. » Aurel et Livia se lancent en indépendants. Quand Phillips revient vers eux, ils posent leurs conditions et montent leurs propres équipes. Les CV abondent. Mais Bacs veut faire différemment. Fin connaisseur de la presse digitale, il a observé le succès de nouveaux opérateurs, comme Hodinkee ou Watchonista, portés par des passionnés, à la tête bien faite, non par des professionnels du secteur. Bacs recrute donc autrement. Consultant en stratégie, avocat, trader, ingénieur dans l’aérospatial... Sa dream team a des airs d’Agence tous risques. Picciotto témoigne encore : « Un de mes grands clients, qui marchait fort en finance, passait sa vie dans ma boutique à me pilonner de questions techniques. Et un jour, il a craqué. Après un passage formateur chez Vacheron, il a fini chez Aurel... »

Essorés par leurs précédents métiers, ces fondus d’horlogerie plaquent tout et se lancent dans l’aventure pour Aurel Bacs. Charge à eux de trouver, dans leur périmètre, les montres et les clients qui correspondent. La chasse à la licorne est ouverte, avec tout ce qu’elle comporte d’irrationalité. « S’il y a bien un truc que je n’ai jamais su évaluer, c’est la façon exponentielle dont la courbe des modèles peut se cabrer. C’est un peu comme lorsque t’es à la plage et qu’au fond, à l’horizon, un orage se forme. Au début, tu te dis : “C’est bon, j’ai le temps.” Et dix minutes plus tard, tu n’as même pas eu le temps de replier ta serviette que t’es sous le feu d’un Kärcher géant. Pour les Daytona, les Royal Oak ou les Nautilus, j’étais encore sur ma serviette... » Pour se mettre à l’abri des impondérables de la tendance, l’équipe de Bacs s’attaque aussi aux montres de légende, portées par des légendes. Parmi elles, la Rolex Daytona 6263, et pas n’importe laquelle, celle de Paul Newman. « On connaissait tous l’histoire des Daytona de Newman. Dans tous les dîners de collectionneurs, on en parlait en permanence. Il en avait eu plusieurs, mais restait en tête celle que sa femme lui avait offerte, gravée “Drive Carefully Me”. Il l’avait portée en course, avait transpiré avec cette montre. C’était le Graal. »

Le miracle se produit courant 2017. Aurel est contacté par un collectionneur américain qu’il connaît bien. Il a vu l’homme qui a vu l’homme. La Newman refait surface. Mieux, son propriétaire, depuis 1984, l’ancien petit ami de la fille de Paul Newman, le dénommé James Cox, souhaite que le produit de la vente aille à une association caritative. Ce n’est pas un spéculateur « sec ». Bacs saute dans un avion et conclut l’affaire autour d’un dîner. La vente a lieu quelques semaines plus tard à New York. « Que pouvait-on imaginer pour cette version conservée précieusement ? Beaucoup. Des millions, sans doute. La vente débute, et la première offre tombe. Dix millions. En quelques secondes. J’étais estomaqué. Puis ça n’a cessé de grimper pour s’arrêter pas loin des dix-huit millions... » Soit la plus forte enchère horlogère de tous les temps. En douze minutes seulement, ce 26 octobre 2017, Bacs est couronné empereur.

SELFIES ET CARTE GRISE

On retrouve Aurel Bacs quelques jours plus tard dans les allées du salon Watch and Wonders, à Genève. Il est arrêté à chaque pas : « On peut faire un petit selfie, Aurel ? » ; « Vous pensez quoi de ma montre ? » ; « Faut que je vous appelle, j’ai une merveille à vous proposer ! » Que fait Aurel Bacs, ici, dans ce lieu entièrement dédié aux nouveautés ? « Je vais voir les nouveaux modèles de chez Patek et Rolex. Puis j’irai chez Lange, Vacheron et Zenith. Et ensuite j’irai voir les indépendants, chez qui il y a souvent plein d’innovations. » Picciotto : « À cause de sa formation dite classique dans les grandes institutions, on pense à tort qu’Aurel ne s’intéresse qu’aux montres anciennes. C’est faux. J’ai vendu toute une collection de montres modernes post 2000 avec lui, en 2017. Et je ne lui ai pas appris grand-chose. C’est une encyclopédie, mais une encyclopédie vivante. » Christian Selmoni, qui dirige le patrimoine de Vacheron Constantin, acquiesce : « C’est la seule personne qui peut m’appeler en me disant : “J’ai une Vacheron entre les mains que tu ne connais pas.” Il a une telle connaissance qu’il finit par renforcer celle de nos propres archives ! »

De fait, entre les maisons et Bacs, les liens se sont largement réchauffés au fil du temps, pour devenir très étroits. « Il y a vingt ans, quand nous appelions une manufacture, nous n’étions pas très bien reçus. Aujourd’hui, la réaction, c’est tout de suite : “Monsieur Bacs, comment pouvons-nous vous aider ? Les archives, les photos d’archives, un avis, un conseil ?” Vous ne pouvez pas être fier d’une Omega Speedmaster, d’une IWC Aquatimer ou d’une Jaeger-LeCoultre Memovox et dire simultanément : “Surtout, ne nous parlez pas de notre passé.” Ce dialogue ancien-nouveau plaît aussi aux marques, on le voit dans les collections. Elles nous consultent pour que nous leur expliquions le marché. Elles nous disent par exemple : “Nous avons lancé un nouveau produit étanche à cent mètres, précis, fiable, Super-Luminova, garanti deux ans... et un collectionneur paie chez vous trois fois plus cher le même modèle des années 1950, qui n’est plus sous garantie, qui est plus petit, peut-être un peu abîmé : expliquez-nous !” »

De fait, Bacs est sans doute l’un des mieux placés pour capter les mouvements de fond qui agitent le marché de l’horlogerie, et les tendances à venir. Le voilà désormais qui pense à voix haute : « Dans le vintage, je pense qu’il faut s’intéresser aux montres à quartz des grandes manufactures. L’orage mécanique est passé. Récemment, j’ai acheté une Patek Philippe doté du mouvement Beta 21, le premier mouvement quartz fabriqué en Suisse, et je l’adore. Si vous cherchez à tout prix un mouvement manufacturé, il existe des trésors encore sous le radar chez Zenith ou chez Longines, qui inventa nombre des complications modernes dans les années 1920-1930. Dans le neuf, les horlogers indépendants sont en train d’exploser. Je pense à Journe, Voutilainen ou Dufour. Ces indépendants produisent des montres d’une qualité exceptionnelle, et en petite quantité. Les gens sont plus informés, cela commence donc à se savoir... Et surtout, la Terre n’aura jamais porté autant de liquidités... »

Quand on lui demande de poser des chiffres sur le marché de l’horlogerie d’occasion, pourtant, Aurel hésite. « Ce sont des milliards, peut- être plus que le produit de l’industrie horlogère suisse, peut-être moins. Mais je ne peux pas le quantifier, car si vous vendez votre Nautilus à un copain, comment pourrais-je calculer cette transaction ? Les grandes maisons de vente aux enchères combinées font un petit demi-milliard. Ce sont les seules qui publient officiellement leurs résultats. Mais allez à Parme, à Miami, à Las Vegas, à New York, à Hong Kong, aux foires horlogères, et ajoutez les grands marchands de montres. Il y a des dizaines de milliers de collectionneurs qui vendent des dizaines de milliers de montres et nous n’en savons rien. En immobilier, c’est beaucoup plus facile car il y a le registre foncier. Pour les voitures, on peut se baser sur les changements de carte grise... Nous, dans l’horlogerie, on n’a aucun document précis. » Restent donc les rêves. En l’occurrence, le sien a la forme d’un chronographe à calendrier perpétuel en or jaune, la Patek 2499. « Celle de John Lennon. À ce jour, nul ne sait ce qu’il en est advenu. Imagine all the people !»

Son métier consiste à trouver des montres rares, puis à faire monter les enchères jusqu’à battre des records. À ce petit jeu, le Suisse est même le meilleur, de loin.

Par Nicolas Salomon, à Genève.
Article initialement paru dans le numero 8 de L'Étiquette.

Les coups de fil s’enchaînent. En français, anglais, allemand, italien. Il jongle. Puis des images arrivent par mail, envoyées par son photographe. Les images de la prochaine vente. Urgence. Il hésite. « Tant qu’on ne colle pas à la réalité, on refait les photos, dit-il. Si le cadran d’une montre est saumon, il n’est ni rose, ni orange. Et je peux pinailler sur la nuance de la chair. Le client ne doit jamais être déçu, surtout avec les ventes à distance. » Aux murs de son bureau, une pendule de Max Büsser, un ancien casque de course de son père, une bibliothèque bien fournie et quelques photos. Steve McQueen, encore et toujours, mais aussi Picasso, torse nu, poignet équipé : « On cherche encore à trouver avec exactitude ce qu’il portait. Je pense que c’est une Jaeger. Mais je n’y mettrais pas ma main à couper ! » Nouvel appel. Cette fois-ci, nous sommes priés de sortir. Dans le modeste siège genevois de Phillips x Bacs & Russo, à une encablure du lac, la discrétion règne. L’empereur Aurel aussi.

En vingt-cinq ans, l’homme s’est fait une drôle de place dans l’industrie horlogère. Il est l’homme par qui les prix s’envolent. De fait, la face visible de son métier consiste, lors de grandes ventes parfaitement mises en scène, à réunir les acheteurs les plus motivés dans la même pièce, à agiter devant eux d’incroyables montres puis à faire monter les enchères, avant, d’un coup de marteau retentissant, de signifier la fin de l’adjudication. Sur scène, Aurel Bacs est flamboyant, joueur, charmant, taquin, provocateur. « Je m’amuse », concède-t-il, du bout des lèvres. En coulisses, il est coriace, efficace, organisé. Car au-delà de la vente en elle-même, l’essentiel du métier d’Aurel Bacs consiste bien à trou- ver les montres que tout le monde cherche. Une Patek Philippe Nautilus 5711 cadran vert ? La Audemars Piguet Royal Oak 16202 ? Une Rolex Daytona Rainbow ? La Vacheron Constantin 222 de demain ? « Le prix n’est jamais le sujet, dit-il. On me charge de trouver l’introuvable. Je fais en sorte que cela se produise. Donc, je cherche partout. » À son poignet ce jour, une montre chinée à Zurich, « dans une boutique de rien du tout ». « Une Da Vinci IWC de 1986, la première montre en céramique blanche, à ma connaissance. » Portée sur un bracelet en veau blanc, un jour de pluie, c’est peu dire qu’elle ne passe pas inaperçue. « Ma femme la déteste. » Rires. Nouveau coup de téléphone.

MACHINE À LAVER ET CARNET D’ADRESSES

Enfance zurichoise, heureuse et bourgeoise. Son père est gentleman driver, passionné de montres vintage. Dès l’adolescence, Aurel chine tous les dimanches à ses côtés aux puces horlogères d’outre-Sarine. Sa première montre est une G-Shock en plastique, affichage analogique, dont un passage en machine aura raison. Bientôt, on lui offre sa première vraie montre, une IWC automatique en acier inoxydable. La passion grandit. « À 15 ans, j’aimais les montres comme d’autres aiment le football. J’avais même demandé à faire un stage d’été chez Patek Philippe. » Ce sera HEC à Saint-Gall, puis études de droit, à l’Université de Zurich. Mais Bacs passe déjà le plus clair de son temps à sillonner la Suisse pour dénicher des montres rares. « À l’époque, je jouais déjà les intermédiaires entre les vendeurs et les acheteurs, c’est ainsi que j’ai financé ma vie d’étudiant. » L’évidence va finir par le rattraper. Bacs décide de faire de sa passion dévorante un métier. Son père lui laisse un an pour trouver un job, sa mère lui tend une annonce : une maison de vente aux enchères recherche un expert horloger. « Je ne voulais même pas y répondre, je pensais qu’ils cherchaient un vieux monsieur avec des cheveux gris. » Il y va quand même. Bacs raconte les puces, évoque les montres familiales, les livres de la bibliothèque paternelle. On lui fait passer un petit test. « On m’a mis dans une salle, avec une dizaine de montres pendant deux heures. Parmi elles figuraient des contrefaçons. Il fallait les identifier et estimer les vraies. Je m’en suis bien sorti, je crois. » Quelques jours plus tard, le téléphone familial sonne. À l’autre bout du fil, le patron du département horloger : « Bienvenue chez Sotheby’s. » Aurel Bacs, 23 ans, abandonne pour de bon ses études et rentre comme jeune expert horloger dans la prestigieuse maison de vente. Il devient le premier filtre entre les clients et l’institution. Concrètement, à longueur de journée, il voit défiler des montres qu’il doit expertiser avec une minutie de bénédictin. « Le boulot de rêve » durera trois ans. Avant la première adjudication.

À tout juste 27 ans, Aurel Bacs dirige sa première vente. Mains moites, gorge sèche, il est vite rattrapé par la fièvre qui gagne la salle. Il sollicite, invective, questionne et surtout, fait monter la mise comme personne. Déjà, un style s’impose. Le jeune homme bouscule les codes du secteur, posés dans les années 1980 par un certain Osvaldo Patrizzi, première figure de la vente aux enchères horlogères. Pour Bacs, l’an 2000 est celui de la première adjudication à un million d’euros. Le marché se frotte les yeux. « Il faut bien comprendre qu’à cette époque, la vente aux enchères de montres ne faisait pas un centième de ce qu’il est devenu en volume, comme en valeur. Des vrais clients, il y en avait peut- être une centaine répartis dans le monde. Disons, pour schématiser, quarante Italiens, vingt Allemands, une poignée de Français, quelques Américains et on comptait les Asiatiques sur les doigts d’une main. Donc le gars à un million, il fallait le trouver... » Laurent Picciotto, fondateur du bien connu Chronopassion à Paris, et figure du secteur : « Le talent enrobe, mais derrière, il y a une méthode implacable, et une quantité de travail ahurissante. » Bacs fréquente les salons, parcourt des collections privées, assistes à des dîners. Il se constitue un fichier, prend des nouvelles de ses clients, répond à leurs questions et les conseille. « La force d’Aurel, c’est de te garantir les clients, reprend Picciotto. Et ça depuis toujours. S’il n’a pas le client, même si ta montre vaut très cher, il refuse. D’autres ont moins de scrupules... » Sur dix-mille montres passées sur son bureau en 2020, « à peine mille-cinq-cents », estime-t-il, ont été dispersées sous son coup de marteau. L’intérêt des modèles motive évidemment le tri. Leur provenance aussi. « Quand on a un doute, on refuse poliment. Évidemment, les gens se vexent. C’est monnaie courante : on écarte 80 % de ce qu’on nous propose. »

SERVIETTE DE BAIN ET EX-PETIT AMI

Porté par ces premiers succès, et ces premières grosses ventes, Bacs rejoint en 2001 le conseil d’art Simon de Pury. Quand la société fusionne avec la maison de vente Phillips, il monte de toute pièce le département montre, avec sa femme Livia Russo, rencontrée chez Sotheby’s. La méthode Bacs porte immédiatement ses fruits. En 2002, l’année de ses 30 ans, une adjudication record à 1,9 millions de dollars pour la Patek Philippe 1591 en or du Maréchal Tito le place sous les projecteurs. Ce coup-ci, c’est François Curiel, l’emblématique patron de Christie’s, qui le débauche pour prendre les rênes d’un département qui ronronne. Sous son impulsion, le chiffre d’affaires passera de huit à cent-trente millions d’euros. L’horlogerie ancienne est sur orbite. Bacs pose les cadres et les limites de l’exercice. « Pour moi, la date limite c’est 1985. Tout ce qui a été créé avant est vintage, y compris la première décennie du quartz et le mouvement Beta 21. Pourquoi cette date ? Parce que le métier de conception des montres a commencé à changer, avec l’arrivée de la conception et de la fabrication assistée par ordinateur. Avant on dessinait le mouvement au crayon et le mouvement ne marchait que sur le premier prototype. Aujourd’hui, tout marche sur ordinateur. »

Les affaires tournent pour Bacs, mais cela ne l’empêche pas de se poser des questions. « À cette époque, en 2013, avec ma femme, nous avons voulu consacrer davantage de temps à notre famille, et organiser nos journées de façon plus autonome. Et puis les enchères rendaient le marché fou. On ne pouvait pas continuer à vendre n’importe quoi à n’importe qui. Je voulais que mes clients aient la culture nécessaire pour apprécier une grande complication à sa juste valeur. » Aurel et Livia se lancent en indépendants. Quand Phillips revient vers eux, ils posent leurs conditions et montent leurs propres équipes. Les CV abondent. Mais Bacs veut faire différemment. Fin connaisseur de la presse digitale, il a observé le succès de nouveaux opérateurs, comme Hodinkee ou Watchonista, portés par des passionnés, à la tête bien faite, non par des professionnels du secteur. Bacs recrute donc autrement. Consultant en stratégie, avocat, trader, ingénieur dans l’aérospatial... Sa dream team a des airs d’Agence tous risques. Picciotto témoigne encore : « Un de mes grands clients, qui marchait fort en finance, passait sa vie dans ma boutique à me pilonner de questions techniques. Et un jour, il a craqué. Après un passage formateur chez Vacheron, il a fini chez Aurel... »

Essorés par leurs précédents métiers, ces fondus d’horlogerie plaquent tout et se lancent dans l’aventure pour Aurel Bacs. Charge à eux de trouver, dans leur périmètre, les montres et les clients qui correspondent. La chasse à la licorne est ouverte, avec tout ce qu’elle comporte d’irrationalité. « S’il y a bien un truc que je n’ai jamais su évaluer, c’est la façon exponentielle dont la courbe des modèles peut se cabrer. C’est un peu comme lorsque t’es à la plage et qu’au fond, à l’horizon, un orage se forme. Au début, tu te dis : “C’est bon, j’ai le temps.” Et dix minutes plus tard, tu n’as même pas eu le temps de replier ta serviette que t’es sous le feu d’un Kärcher géant. Pour les Daytona, les Royal Oak ou les Nautilus, j’étais encore sur ma serviette... » Pour se mettre à l’abri des impondérables de la tendance, l’équipe de Bacs s’attaque aussi aux montres de légende, portées par des légendes. Parmi elles, la Rolex Daytona 6263, et pas n’importe laquelle, celle de Paul Newman. « On connaissait tous l’histoire des Daytona de Newman. Dans tous les dîners de collectionneurs, on en parlait en permanence. Il en avait eu plusieurs, mais restait en tête celle que sa femme lui avait offerte, gravée “Drive Carefully Me”. Il l’avait portée en course, avait transpiré avec cette montre. C’était le Graal. »

Le miracle se produit courant 2017. Aurel est contacté par un collectionneur américain qu’il connaît bien. Il a vu l’homme qui a vu l’homme. La Newman refait surface. Mieux, son propriétaire, depuis 1984, l’ancien petit ami de la fille de Paul Newman, le dénommé James Cox, souhaite que le produit de la vente aille à une association caritative. Ce n’est pas un spéculateur « sec ». Bacs saute dans un avion et conclut l’affaire autour d’un dîner. La vente a lieu quelques semaines plus tard à New York. « Que pouvait-on imaginer pour cette version conservée précieusement ? Beaucoup. Des millions, sans doute. La vente débute, et la première offre tombe. Dix millions. En quelques secondes. J’étais estomaqué. Puis ça n’a cessé de grimper pour s’arrêter pas loin des dix-huit millions... » Soit la plus forte enchère horlogère de tous les temps. En douze minutes seulement, ce 26 octobre 2017, Bacs est couronné empereur.

SELFIES ET CARTE GRISE

On retrouve Aurel Bacs quelques jours plus tard dans les allées du salon Watch and Wonders, à Genève. Il est arrêté à chaque pas : « On peut faire un petit selfie, Aurel ? » ; « Vous pensez quoi de ma montre ? » ; « Faut que je vous appelle, j’ai une merveille à vous proposer ! » Que fait Aurel Bacs, ici, dans ce lieu entièrement dédié aux nouveautés ? « Je vais voir les nouveaux modèles de chez Patek et Rolex. Puis j’irai chez Lange, Vacheron et Zenith. Et ensuite j’irai voir les indépendants, chez qui il y a souvent plein d’innovations. » Picciotto : « À cause de sa formation dite classique dans les grandes institutions, on pense à tort qu’Aurel ne s’intéresse qu’aux montres anciennes. C’est faux. J’ai vendu toute une collection de montres modernes post 2000 avec lui, en 2017. Et je ne lui ai pas appris grand-chose. C’est une encyclopédie, mais une encyclopédie vivante. » Christian Selmoni, qui dirige le patrimoine de Vacheron Constantin, acquiesce : « C’est la seule personne qui peut m’appeler en me disant : “J’ai une Vacheron entre les mains que tu ne connais pas.” Il a une telle connaissance qu’il finit par renforcer celle de nos propres archives ! »

De fait, entre les maisons et Bacs, les liens se sont largement réchauffés au fil du temps, pour devenir très étroits. « Il y a vingt ans, quand nous appelions une manufacture, nous n’étions pas très bien reçus. Aujourd’hui, la réaction, c’est tout de suite : “Monsieur Bacs, comment pouvons-nous vous aider ? Les archives, les photos d’archives, un avis, un conseil ?” Vous ne pouvez pas être fier d’une Omega Speedmaster, d’une IWC Aquatimer ou d’une Jaeger-LeCoultre Memovox et dire simultanément : “Surtout, ne nous parlez pas de notre passé.” Ce dialogue ancien-nouveau plaît aussi aux marques, on le voit dans les collections. Elles nous consultent pour que nous leur expliquions le marché. Elles nous disent par exemple : “Nous avons lancé un nouveau produit étanche à cent mètres, précis, fiable, Super-Luminova, garanti deux ans... et un collectionneur paie chez vous trois fois plus cher le même modèle des années 1950, qui n’est plus sous garantie, qui est plus petit, peut-être un peu abîmé : expliquez-nous !” »

De fait, Bacs est sans doute l’un des mieux placés pour capter les mouvements de fond qui agitent le marché de l’horlogerie, et les tendances à venir. Le voilà désormais qui pense à voix haute : « Dans le vintage, je pense qu’il faut s’intéresser aux montres à quartz des grandes manufactures. L’orage mécanique est passé. Récemment, j’ai acheté une Patek Philippe doté du mouvement Beta 21, le premier mouvement quartz fabriqué en Suisse, et je l’adore. Si vous cherchez à tout prix un mouvement manufacturé, il existe des trésors encore sous le radar chez Zenith ou chez Longines, qui inventa nombre des complications modernes dans les années 1920-1930. Dans le neuf, les horlogers indépendants sont en train d’exploser. Je pense à Journe, Voutilainen ou Dufour. Ces indépendants produisent des montres d’une qualité exceptionnelle, et en petite quantité. Les gens sont plus informés, cela commence donc à se savoir... Et surtout, la Terre n’aura jamais porté autant de liquidités... »

Quand on lui demande de poser des chiffres sur le marché de l’horlogerie d’occasion, pourtant, Aurel hésite. « Ce sont des milliards, peut- être plus que le produit de l’industrie horlogère suisse, peut-être moins. Mais je ne peux pas le quantifier, car si vous vendez votre Nautilus à un copain, comment pourrais-je calculer cette transaction ? Les grandes maisons de vente aux enchères combinées font un petit demi-milliard. Ce sont les seules qui publient officiellement leurs résultats. Mais allez à Parme, à Miami, à Las Vegas, à New York, à Hong Kong, aux foires horlogères, et ajoutez les grands marchands de montres. Il y a des dizaines de milliers de collectionneurs qui vendent des dizaines de milliers de montres et nous n’en savons rien. En immobilier, c’est beaucoup plus facile car il y a le registre foncier. Pour les voitures, on peut se baser sur les changements de carte grise... Nous, dans l’horlogerie, on n’a aucun document précis. » Restent donc les rêves. En l’occurrence, le sien a la forme d’un chronographe à calendrier perpétuel en or jaune, la Patek 2499. « Celle de John Lennon. À ce jour, nul ne sait ce qu’il en est advenu. Imagine all the people !»

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