ANDRE LEON TALLEY

INTERVIEW ANDRÉ LEON TALLEY

Un journaliste de mode ? C’est tellement plus que cela... André Leon Talley, 70 ans, a passé sa vie au contact des créateurs et des artistes, des mannequins et des photographes, de Warhol à Saint Laurent, en passant par Mariah Carey et Anna Wintour. Il en a tiré quelques leçons sur la vie, et sur le style. Il a en surtout tiré une passion éternelle pour sa grand-mère. Rencontre avec un homme monumental.

Propos recueillis par Raphaël Malkin, à New York.
Article originellement paru dans le numéro 3 de L'Etiquette.

En 2006, Mariah Carey rend hommage au luxe et au chic parisien dans le clip de Say Somethin'. Sur fond de pop mielleuse, la chanteuse fait semblant de dévaliser les enseignes les plus chères de la Rive gauche, puis ondule derrière un lot de malles frappées du monogramme Louis Vuitton, vêtue d’un bikini de la même marque et de la même couleur. Autour d’elle, on reconnaît Pharrell Williams et Snoop Dogg. Mais on distingue également un homme habillé d’un manteau de vinyle noir. Du bout de ses gants, celui-ci jongle avec les vêtements comme personne d’autre. Journaliste, muse, confident, bras droit de Diana Vreeland ou d’Anna Wintour, ami d’Oscar de la Renta ou de Karl Lagerfeld, assis- tant d’Andy Warhol, icône, montagne, André Leon Talley ne passe jamais inaperçu. Ses gestes sont amples, ses mots sifflent. « Si Schiaparelli a imaginé une robe avec des motifs de homards, d’énormes homards oranges, pour la duchesse de Windsor, pourquoi donc les gens ne pourraient pas avoir des coqs sur leurs habits du soir ? », a-t-il asséné un jour. Une autre fois : « Il faut porter du mohair près de la cheminée, darling. » Dans le documentaire que lui a consacré en 2018 la chaîne américaine HBO, The Gospel According To André, Anna Wintour disait à son sujet : « Sa personnalité et sa passion, cette façon qu’il a de passer la tête à travers les rideaux pour dégainer des expressions bien à lui, enthousiasment les gens et leurs donnent envie de se dépasser. » Mais André Leon Talley n’est pas qu’un extravagant au verbe haut. Longtemps, il fut aussi un intrus. Le seul Noir à occuper une position d’importance dans l’industrie de la mode. En prenant du galon, le gamin du Sud yankee a contribué à imposer autour de lui l’idée d’une nécessaire diversité.

En 2013, André Leon Talley a choisi de s’éloigner du bruit de la mode. Depuis, il se plaît à passer du temps dans sa propriété de White Plains, à quelques encablures au nord de New York. Au bout d’un jardin habillé d’azalées blanches, c’est un long pavillon à colonnades, comme ceux qui bordent les champs du sud. À l’entrée, la statue d’un flamand rose monte la garde. En cet après-midi brûlante de juillet, André Leon Talley tient audience à l’ombre de son porche. Trônant sur un banc franchement peint, il porte un long caftan de dentelle noire parcouru de coutures bleu azur et dorées. À ses pieds, on aperçoit une paire de chaussons en velours. Les mains posées sur ses genoux, André Leon Talley commence par dire quelques mots dans un français presque impeccable. Il rappelle que son mémoire de fin d’études fut consacré au peintre Eugène Delacroix, parle de Rimbaud et de Proust et confesse son amour pour le bon air de la Provence. Grâce à sa passion pour la mode, André Leon Talley a voyagé de nombreuses fois en France, et a même vécu un temps à Paris. « C’est incroyable, quand même, tout ce qui m’est arrivé, souffle-t-il en haussant les sourcils. Moi, j’étais supposé rester dans le Sud et devenir soldat ou instituteur. »

L’ÉTIQUETTE. Quelle relation entretenez-vous avec les vêtements ?
ANDRÉ LEON TALLEY. Toute ma vie, j’ai porté des vêtements bien faits. Des vêtements conçus par des designers de renom. Parce qu’ils aimaient créer pour moi. Azzedine Alaïa m’a fait le plus beau des manteaux, en laine épaisse, comme celui-ci du Docteur Jivago. Karl Lagerfeld, lui, m’a dessiné des vestes en velours Chanel. De la haute couture. C’était en 1983, à une époque où il ne créait pas du tout pour les hommes. J’ai du goût, un œil. J’aime les beaux vêtements, comme j’aime le beau mobilier, les beaux livres, les belles maisons et les beaux arbres. Je ne suis jamais résolu à porter un t-shirt et un jeans pour sortir dehors. Impossible. Si jamais je devais porter du denim, ce serait un veston sans manches, comme ceux que portaient les hommes à la fin du XIXe siècle. Ce serait sans doute du Jean-Paul Gauthier...

É. Pensez-vous que vos habits ont façonné votre personnalité et votre parcours ?
A.L.T. Les vêtements ont servi ma personnalité. Mais c’est mon esprit qui fait qui je suis, mon éducation, mon histoire et ma créativité. Les gens disent que j’ai de la présence, et ce que je porte renforce celle-ci. Là, je suis installé sous mon porche et j’ai une présence particulière, je capture l’atmosphère. Les vêtements aiguisent les personnalités, ils ne les font pas. Nancy Pelosi, la présidente de la Chambre des représentants, est l’une des personnes les mieux habillées de Washington. Ses tailleurs sont parfaitement coupés. Mais elle serait une femme extraordinaire sans ses tailleurs.

 

É. Comment avez-vous forgé votre rapport à la mode et, plus généralement, à ce qui est beau ?
A.L.T. Enfant, je vivais chez ma grand-mère, à Durham, une ville de Caroline du Nord, dans le sud des États-Unis. Elle était femme de ménage sur le campus de l’université de Duke. Malgré sa condition modeste, elle aimait que les choses de sa vie soient parfaites. Elle accordait un soin particulier aux géraniums de son jardin, elle nettoyait son porche tous les samedis et elle lavait les draps de la maison comme s’il s’agissait d’œuvres d’art, en les faisant bouillir dans de grandes bassines d’eau. Ensuite, elle les faisant sécher au soleil, avant de les humidifier avec de l’eau chaude pour les repasser. Le vrai luxe, c’est ça : des draps blancs. Ma grand-mère était élégante par instinct. Elle avait l’habitude de teindre ses cheveux en bleu lavande, et je pensais que c’était Dieu qui lui avait donné cette couleur-là. Elle portait de très beaux vêtements. Ils n’étaient pas chers, mais ils avaient de l’allure et, surtout, ils étaient de très bonne qualité. À sa mort, elle portait un beau manteau qu’elle s’était offerte quarante ans plus tôt. Elle aimait les gants et les chapeaux, aussi. Même si elle ne venait pas d’un milieu aristocrate, ma grand-mère était une aristocrate. Auprès d’elle, j’ai appris une certaine éthique de vie. C’est de là que vient mon goût pour les belles choses, pour ce qui est impeccable. Aujourd’hui, si je m’habille bien, si je fais briller mon porche toutes les semaines et si je commande régulièrement de beaux bouquets de fleurs blanches pour le décorer, c’est grâce à elle.

É. Vous dîtes que la mode compte particulièrement dans le vieux sud américain. Pourquoi ?
A.L.T. Dans la culture noire du sud des États- Unis, la mode est ritualisée. On s’habille pour des moments. Lorsque j’étais enfant, chaque dimanche, nous allions à la messe de la Missionary Baptist Church, au fond de la forêt. Tout le monde était extrêmement bien habillé. C’était la Ségrégation mais cela ne changeait rien, les Noirs de Durham pouvaient faire leurs achats dans les magasins tenus par des Blancs downtown. Les hommes ressemblaient à Martin Luther King. Ils étaient en costume sombre et chemise blanche, chaussures cirées. J’ai appris ce qu’était l’élégance en observant ma grand-mère et les gens qui allaient à l’église. J’ai retrouvé cela lors de ma première visite à Paris en 1978, pour le magazine Women’s Wear Daily. C’était le défilé d’Yves Saint Laurent et la collection s’inspirait d’un opéra de George Gershwin, Porgy and Bess, l’histoire de deux amants noirs dans l’Amérique sudiste. J’étais assis au premier rang, ma jeunesse en Caroline du Nord défilait sous mes yeux. Les mannequins ressemblaient aux gens que j’avais croisés chaque dimanche à l’église, pendant des années. Ils avaient cette manière faussement nonchalante de porter leur chapeau sur le haut du crâne. Et puis cet équilibre entre la fluidité des matières et la rigidité du tailoring... C’était incroyable. Dans le sud, l’habit compte particulièrement lors des enterrements. Surtout pour celui que l’on met en terre. Le jour de son enterrement, j’ai fait en sorte que mon père soit l’homme le mieux vêtu du monde. Dans son cercueil, il portait un costume en mohair de chez Bergdorf Goodman, une chemise épaisse, une cravate Charvet et des gants blancs italiens. J’avais posé à côté de lui un petit flacon d’eau de Cologne Van Cleef & Arpels.

É. Adolescent, vous lisiez Vogue.
A.L.T. J’ai trouvé le magazine par hasard, dans une bibliothèque municipale, à Durham. Les couvertures m’ont saisi. Je n’avais jamais rien vu d’aussi beau et d’intriguant à la fois. Les garçons de mon âge aimaient nager, pêcher ou jouer au foot. Moi, j’aimais les images. Je me suis mis à passer mon temps à dévorer les numéros de Vogue. Je lisais les légendes des photos et je me sentais proche de ces gens. J’avais l’impression d’être à New York, avec Richard Avedon ou Marisa Berenson. Vogue, c’était aussi le seul endroit où je pouvais voir des Noirs glamour. C’est dans Vogue que j’ai découvert les mannequins Naomi Sims et Pat Cleveland. À cette époque, le magazine sortait deux fois par mois en kiosques. 35 cents pièce le numéro. Je traversais la ville pour aller l’acheter. Je suivais les rails du chemin de fer, je passais par l’université de Duke et je me retrouvais dans la partie blanche de la ville. J’empilais les numéros dans une pièce de la maison qui était comme mon bureau. J’avais repeint ses murs en rose avec l’accord de ma grand-mère. Il était écrit que les gens qui faisaient Vogue étaient des fashion editors. Je n’avais aucune idée de ce que ça voulait dire, mais je savais que c’était ça que je voulais faire de ma vie.

É. Comment étiez-vous habillé à cette époque ?
A.L.T. Au lycée, j’avais un style assez strict, très traditionnel. Je portais les meilleurs pulls en cachemire que ma grand-mère pouvait m’offrir, mes pantalons étaient droits, je portais aussi des mocassins. Après mon baccalauréat, j’ai quitté la Caroline du Nord pour la ville de Providence, et l’université de Brown. J’ai découvert un autre monde. Je me suis mis à fréquenter des Blancs, alors que le lycée de Durham où j’avais été n’était pas intégré, comme on disait à l’époque, il n’y avait que des Noirs. L’université, c’était la liberté. Je me suis fabriquer un style à ce moment-là. Je mettais de la vaseline sur mes sourcils pour les faire briller, et du rose sur mes joues. J’aimais les pantalons de marin qui se finissaient au-dessus des chevilles, comme ceux de Sonia Rykiel. Un jour, j’ai trouvé un superbe manteau bleu marine, comme une gigantesque cape. Lorsque je suis rentré dans le sud ainsi habillé, ma grand-mère s’est moquée de moi en me disant que je ressemblais au fantôme du Fantôme de l’Opéra. C’est plus tard, quand je suis devenu fashion editor et que j’ai déménagé à Paris, que je me suis mis à ne rien porter d’autre que des costumes. J’étais svelte, beau et cela m’allait très bien. Être en costume, c’est accorder une attention toute particulière à son corps quand on est un homme. J’avais beaucoup lu à propos du tailoring anglais. Plus tard, je suis allé à Londres chez Huntsman, sur Savile Row. Leur histoire me faisait rêver. Le Duc de Windsor s’est longtemps habillé chez eux. J’avais envie de toucher les tissus, de discuter avec les tailleurs. Quelque part, dans un placard, je dois toujours avoir un costume croisé à rayures de chez eux.

 

É. Vos débuts dans la mode ont été marqués par votre rencontre avec la légendaire Diana Vreeland, qui fut longtemps la rédactrice en chef de Vogue.
A.L.T. Après être sorti diplômé de l’université, au début des années 70, je rêvais de la rencontrer et de travailler pour elle. Grâce au père d’un camarade de Brown, j’ai pu décrocher un rendez-vous. À cette époque, madame Vreeland collaborait avec le Metropolitan Museum de New York, elle préparait une exposition baptisée Romantic and Glamorous Hollywood Design. Elle m’a fait passer un test. Il fallait que je mette en scène un maillot de bain fait en disques d’or porté par l’actrice Claudette Colbert dans le vieux Cleopatra de Cecil B. DeMille. Diana Vreeland a insisté : « Cléopâtre est une jeune princesse qui aime passer ses journées à flâner dans son jardin, sous le soleil, entourée de paons blancs. » Il fallait que je crée l’image la plus spectaculaire possible, alors j’ai décidé de peindre le mannequin qui présenterait le maillot de bain avec une bombe de couleur or. C’est comme ça que je suis devenu l’assistant de Diana Vreeland. The Helper. Au fil du temps, elle m’a appris à penser différemment. Elle ne donnait pas d’instructions précises, elle faisait en sorte d’inspirer les gens, de les encourager à imaginer des choses. Elle insistait sur l’importance du fantasme, de la projection quand il s’agit de la mode. Madame Vreeland était rigoureuse, disciplinée, comme ma grand- mère. Elle avait d’incroyables valises Louis Vuitton. Avant chaque voyage, elle faisait venir dans son grand appartement des jeunes filles du Bronx ou de Queens afin de l’aider à organiser ses affaires. Il fallait que chaque couche de vêtements soit séparée par du papier de soie. Ma grand-mère faisait la même chose avec ses valises Samsonite ! Et comme chez ma grand- mère, tout devait briller. Les jeunes filles devaient polir la vaisselle en argent et épousseter les livres de la bibliothèque régulièrement. Pendant longtemps, j’ai eu des tonnes et des tonnes de sacs Louis Vuitton, et j’utilisais moi aussi la technique du papier de soie pour voyager. Les temps ont changé : aujourd’hui, je me sers de sacs de sport à roulettes...

É. Peu de temps après, vous avez rencontré Andy Warhol.
A.L.T. Grâce à madame Vreeland, j’ai obtenu un travail à la célèbre Factory, le studio d’Andy Warhol, en janvier 1974. Pour 75 dollars par semaine, j’étais son homme à tout faire. Je ré- pondais au téléphone de la Factory, je courais à l’épicerie du coin pour faire ses courses...

É. Comment était-il ?
A.L.T. Il m’a appris à ne juger personne. Il aimait tous ceux qui croisaient son chemin. Pour Warhol, les gens étaient tous différents mais tous égaux. Il n’était ni méchant ni cruel, comme on peut se l’imaginer. Il était toujours positif, enthousiaste. Il avait une voix douce. Il aimait ses routines. Il allait à l’église catholique tous les matins, il portait des jeans tous les jours (ndlr : des Levi’s 501, évidemment, qu’il aimait porter avec une chemise en oxford à col boutonné et un blazer de chez Brooks Brothers, ndlr), il déjeunait toujours la même chose. Il portait des perruques et en avait tout un tas, comme une sorte de garde-robe. Il avait aussi cette manie de sortir son appareil photo pour capturer tout ce qu’il pouvait. Il ne pouvait pas s’en empêcher. Au bout d’un certain temps, il m’a offert un poste de rédacteur au sein d’Interview, son magazine. Ma première mission a été d’interviewer Karl Lagerfeld, au Plaza Hotel de New York... Souvent, monsieur Warhol passait devant mon bureau et me disait qu’il me voyait bien devenir créateur de mode. Il m’a donné confiance en moi. Nous sortions tard le soir au Studio 54, nous dansions, et je rentrais au petit matin dans la chambre que je louais dans une auberge de jeunesse sordide. C’est une époque où j’ai appris à m’amuser. C’est important de savoir s’amuser. Longtemps, j’ai eu chez moi des œuvres de lui qu’il m’avait données comme on se débarrasse de vieilles choses. Des sérigraphies de sa série d’autoportraits en drag-queen et d’autres sur les Rolling Stones. Je les ai données. Je crois bien que cela devait coûter une fortune.

É. Vous dites que certains créateurs de mode sont comme des « poètes ». Avez-vous des noms ?
A.L.T. Karl Lagerfeld ou Yves Saint Laurent étaient des visionnaires. Aujourd’hui, dans ce genre-là, il reste Miuccia Prada, Valentino, Tom Ford ou encore John Galliano. À travers leurs vêtements, ils parlent de littérature, d’opéra, de ballet, de jazz, de peinture. Un jour, John Galliano est tombé sur une photo de Luisa Casati, cette muse italienne qui aimait parader devant le beau monde avec un serpent vivant autour du cou. Il s’en est inspiré pour créer une collection de costumes pour l’Opéra de Paris. Je me sou- viens aussi de la manière dont Yves Saint Laurent faisait des nœuds sur la robe d’un mannequin. On sentait son humanité et son amour. On peut faire le parallèle entre l’attention que tous ces gens portent à leurs travaux et celle qu’ils portent à leur propre style. Yves Saint Laurent était toujours en costume. Chez Yohji Yamamoto, il y a trois immenses placards remplis de vêtements, tous faits sur mesure. Dans le ranch de Tom Ford, tout est noir, les meubles comme les fleurs. Ces gens-là sont des artistes.

É. En tant que fashion editor, vous avez travaillé pour WWD, Vogue et Harper’s Bazaar... Quel est, précisément, le rôle du fashion editor ?
A.L.T. Il faut d’abord observer et analyser, pour comprendre quel est le bon vêtement au bon moment, la bonne couleur, le bon col, la bonne veste, les bonnes chaussures, quelle est la qualité de telle ou telle pièce. Il faut être un guide. Très tôt dans ma carrière, j’ai voulu montrer qu’il était possible d’associer des pièces de luxe et de la fripe. En 1975, je me souviens que je portais moi-même un short kaki de l’armée américaine avec une chemise très chère de Karl Lagerfeld et une cravate. Pour le dernier shooting de la mannequin Iman dans Vogue, je lui ai fait porter des chaussures de Manolo Blahnik, une veste Chanel et un jean troué à elle. Coco Chanel a dit un jour que « l’élégance, c’est choisir et refuser ». Je suis d’accord. Mais ce n’est pas tout. Le fashion editor doit réussir à sortir les gens de leur réalité. Si on photographie un maillot de bain près d’une piscine, il faut donner envie au lecteur, en plus de porter ce maillot, de se retrouver au bord de la piscine. De partir en vacances.

É. En 1996, vous avez signé dans les pages du mensuel Vanity Fair un édito mode intitulé « Scarlett in the hood ». C’était la réinterprétation du roman Autant en emporte le vent de Margaret Mitchell, qui raconte l’histoire d’une famille de propriétaires sudistes au XIXe siècle. Quelle était la genèse de ce travail ?
A.L.T. Je me suis inspiré du livre Wind and Gone dans lequel l’auteur s’inspire lui-même de l’histoire d’Autant en emporte le vent et inverse les rôles des personnages, en faisant des esclaves noirs les propriétaires et en transformant les propriétaires blancs en esclaves. Je suis allé voir Karl Lagerfeld et je lui ai dit que je voulais mettre en image cette version des choses, avec des pièces de créateurs, et qu’il soit le photographe pour l’occasion. Il a dit oui sans hésiter. Naomi Campbell s’est trans- formée en Scarlett O’Hara, l’héroïne blanche de l’histoire. Manolo Blahnik était un jardinier tandis John Galliano et Gianfranco Ferré faisaient les domestiques. Le shooting a duré deux jours dans la maison parisienne de Karl Lagerfeld. Naomi Campbell portait notamment une robe dorée Chanel à 20 000 dollars, Gianfranco Ferré avait un tablier blanc que son propre atelier avait fabriqué pour lui, et il avait noué sur sa tête un châle noir Hermès. Je suis extrêmement fier de ce travail. Je crois que ça avait du sens.

É. Vous avez longtemps été l’une des seules figures noires de la mode. À ce titre, en 1994, l’hebdomadaire The New Yorker vous a consacré un portrait titré « The Only One », « Le seul ».
A.L.T. Pour tout dire, j’ai été assez en colère lorsque l’article du New Yorker est paru. Je n’étais pas d’accord. Je n’aime pas que l’on me réduise à ma couleur. Je n’ai jamais été le représentant de quoi que ce soit. Je ne me vois pas comme un Noir dans la mode. Je n’ai jamais cherché à être un genre d’activiste et encore moins un révolutionnaire du changement. Le moteur de ma carrière a toujours été la créativité. Point barre.

É. Avez-vous souffert de racisme au cours de votre carrière ?
A.L.T. Un jour, une chargée de relations publiques dans une grande maison de mode, à Paris, m’a traité de « Queen Kong ». Cela m’a terriblement blessé. Une autre fois, j’ai appris qu’on disait de moi que j’étais « un singe gay », ou encore « un canard noir au service des créateurs », et que je passais « d’un lit à l’autre ». En 2006, je me souviens être entré dans les ateliers parisiens de Chanel, habillé d’un manteau en cuir frangé Miuccia Prada, et les gens se sont mis à sourire. L’un d’eux à dit : « Regardez qui voilà... Joséphine Baker. » Peu importe si Joséphine Baker aimait effectivement porter des manteaux à franges. C’était raciste. La mode peut être un monde cruel. On ne prend pas soin des gens. Alors j’ai fait en sorte de me blinder, d’être plus fort que ça. Je n’ai jamais réagi.

É. Vous considérez que la mode porte toujours en elle une joie de vivre, comme vous le disiez à l’époque ?
A.L.T. Évidemment. Les gens sont enthousiastes quand on parle de mode. Ils adorent ça, ils veulent en être. Il y a de la joie de vivre dans le fait de mettre du rouge à lèvres, par exemple, ou bien dans celui de se mettre du parfum. Aujourd’hui, s’acheter un flacon de la fragrance Fucking Fabulous de Tom Ford, c’est excitant, qu’on le veuille ou non. « C’est quoi ton parfum ? C’est Fucking Fabulous ! » Extraordinaire.

É. Vous avez déjà commis des fautes de goût ?
A.L.T. Qui n’en fait pas ? Il y a une dizaine d’années, j’ai décidé de porter un turban à l’occasion d’une soirée, et je me demande encore aujourd’hui pourquoi. Ce n’était pas pour moi. C’était un turban traditionnel indien, avec un énorme diamant incrusté au-dessus du front, très cher, que j’avais acheté chez le bijoutier de Madison Avenue Fred Leighton. Plus tard, quand je me suis vu en photo accoutré ainsi, je me suis trouvé ridicule. Ça n’allait pas du tout avec la veste en crocodile mauve et le costume anthracite que je portais ce soir-là. Je n’ai plus jamais porté de turban. Mais il y a pire encore... À l’époque où je me suis mis à prendre du poids, j’ai commencé à porter des survêtements en velours. Ne rigolez pas ! Ils étaient faits sur mesure chez Juicy Couture et mon nom était brodé dessus en lettres argentées. Mon corps changeait et ils étaient très faciles à porter. Et puis c’était assez simple à entretenir, je n’avais pas besoin d’aller chez Madame Paulette, le meilleur pressing de New York. Les survêtements, je les fichais dans ma machine et le tour était joué. Enfin, je n’avais pas fière allure, comme ça...

É. Aujourd’hui, vous portez exclusivement de longs caftans...
A.L.T. J’ai 70 ans et je ne suis plus aussi en forme qu’avant. Je porte des caftans parce qu’ils correspondent à ma silhouette. Ce n’est pas aussi extravagant qu’on pourrait le croire, c’est élégant et bien plus confortable qu’un costume. Là, je n’ai pas à m’encombrer d’un col serré, d’une cravate ou d’autre chose. J’ai juste à enfiler le caftan par la tête. Celui que je porte aujourd’hui a été fabriqué par une femme prénommée Patience, à Lagos, au Nigeria. Je me suis rendu dans son atelier, elle a pris mes me- sures, et voilà. Je crois que c’était la première fois que Patience confectionnait un caftan pour un homme. Tom Ford m’en a fait quelques- uns, aussi. Comme Valentino. Haute couture. Des caftans de rois !

Un journaliste de mode ? C’est tellement plus que cela... André Leon Talley, 70 ans, a passé sa vie au contact des créateurs et des artistes, des mannequins et des photographes, de Warhol à Saint Laurent, en passant par Mariah Carey et Anna Wintour. Il en a tiré quelques leçons sur la vie, et sur le style. Il a en surtout tiré une passion éternelle pour sa grand-mère. Rencontre avec un homme monumental.

Propos recueillis par Raphaël Malkin, à New York.
Article originellement paru dans le numéro 3 de L'Etiquette.

En 2006, Mariah Carey rend hommage au luxe et au chic parisien dans le clip de Say Somethin'. Sur fond de pop mielleuse, la chanteuse fait semblant de dévaliser les enseignes les plus chères de la Rive gauche, puis ondule derrière un lot de malles frappées du monogramme Louis Vuitton, vêtue d’un bikini de la même marque et de la même couleur. Autour d’elle, on reconnaît Pharrell Williams et Snoop Dogg. Mais on distingue également un homme habillé d’un manteau de vinyle noir. Du bout de ses gants, celui-ci jongle avec les vêtements comme personne d’autre. Journaliste, muse, confident, bras droit de Diana Vreeland ou d’Anna Wintour, ami d’Oscar de la Renta ou de Karl Lagerfeld, assis- tant d’Andy Warhol, icône, montagne, André Leon Talley ne passe jamais inaperçu. Ses gestes sont amples, ses mots sifflent. « Si Schiaparelli a imaginé une robe avec des motifs de homards, d’énormes homards oranges, pour la duchesse de Windsor, pourquoi donc les gens ne pourraient pas avoir des coqs sur leurs habits du soir ? », a-t-il asséné un jour. Une autre fois : « Il faut porter du mohair près de la cheminée, darling. » Dans le documentaire que lui a consacré en 2018 la chaîne américaine HBO, The Gospel According To André, Anna Wintour disait à son sujet : « Sa personnalité et sa passion, cette façon qu’il a de passer la tête à travers les rideaux pour dégainer des expressions bien à lui, enthousiasment les gens et leurs donnent envie de se dépasser. » Mais André Leon Talley n’est pas qu’un extravagant au verbe haut. Longtemps, il fut aussi un intrus. Le seul Noir à occuper une position d’importance dans l’industrie de la mode. En prenant du galon, le gamin du Sud yankee a contribué à imposer autour de lui l’idée d’une nécessaire diversité.

En 2013, André Leon Talley a choisi de s’éloigner du bruit de la mode. Depuis, il se plaît à passer du temps dans sa propriété de White Plains, à quelques encablures au nord de New York. Au bout d’un jardin habillé d’azalées blanches, c’est un long pavillon à colonnades, comme ceux qui bordent les champs du sud. À l’entrée, la statue d’un flamand rose monte la garde. En cet après-midi brûlante de juillet, André Leon Talley tient audience à l’ombre de son porche. Trônant sur un banc franchement peint, il porte un long caftan de dentelle noire parcouru de coutures bleu azur et dorées. À ses pieds, on aperçoit une paire de chaussons en velours. Les mains posées sur ses genoux, André Leon Talley commence par dire quelques mots dans un français presque impeccable. Il rappelle que son mémoire de fin d’études fut consacré au peintre Eugène Delacroix, parle de Rimbaud et de Proust et confesse son amour pour le bon air de la Provence. Grâce à sa passion pour la mode, André Leon Talley a voyagé de nombreuses fois en France, et a même vécu un temps à Paris. « C’est incroyable, quand même, tout ce qui m’est arrivé, souffle-t-il en haussant les sourcils. Moi, j’étais supposé rester dans le Sud et devenir soldat ou instituteur. »

L’ÉTIQUETTE. Quelle relation entretenez-vous avec les vêtements ?
ANDRÉ LEON TALLEY. Toute ma vie, j’ai porté des vêtements bien faits. Des vêtements conçus par des designers de renom. Parce qu’ils aimaient créer pour moi. Azzedine Alaïa m’a fait le plus beau des manteaux, en laine épaisse, comme celui-ci du Docteur Jivago. Karl Lagerfeld, lui, m’a dessiné des vestes en velours Chanel. De la haute couture. C’était en 1983, à une époque où il ne créait pas du tout pour les hommes. J’ai du goût, un œil. J’aime les beaux vêtements, comme j’aime le beau mobilier, les beaux livres, les belles maisons et les beaux arbres. Je ne suis jamais résolu à porter un t-shirt et un jeans pour sortir dehors. Impossible. Si jamais je devais porter du denim, ce serait un veston sans manches, comme ceux que portaient les hommes à la fin du XIXe siècle. Ce serait sans doute du Jean-Paul Gauthier...

É. Pensez-vous que vos habits ont façonné votre personnalité et votre parcours ?
A.L.T. Les vêtements ont servi ma personnalité. Mais c’est mon esprit qui fait qui je suis, mon éducation, mon histoire et ma créativité. Les gens disent que j’ai de la présence, et ce que je porte renforce celle-ci. Là, je suis installé sous mon porche et j’ai une présence particulière, je capture l’atmosphère. Les vêtements aiguisent les personnalités, ils ne les font pas. Nancy Pelosi, la présidente de la Chambre des représentants, est l’une des personnes les mieux habillées de Washington. Ses tailleurs sont parfaitement coupés. Mais elle serait une femme extraordinaire sans ses tailleurs.

 

É. Comment avez-vous forgé votre rapport à la mode et, plus généralement, à ce qui est beau ?
A.L.T. Enfant, je vivais chez ma grand-mère, à Durham, une ville de Caroline du Nord, dans le sud des États-Unis. Elle était femme de ménage sur le campus de l’université de Duke. Malgré sa condition modeste, elle aimait que les choses de sa vie soient parfaites. Elle accordait un soin particulier aux géraniums de son jardin, elle nettoyait son porche tous les samedis et elle lavait les draps de la maison comme s’il s’agissait d’œuvres d’art, en les faisant bouillir dans de grandes bassines d’eau. Ensuite, elle les faisant sécher au soleil, avant de les humidifier avec de l’eau chaude pour les repasser. Le vrai luxe, c’est ça : des draps blancs. Ma grand-mère était élégante par instinct. Elle avait l’habitude de teindre ses cheveux en bleu lavande, et je pensais que c’était Dieu qui lui avait donné cette couleur-là. Elle portait de très beaux vêtements. Ils n’étaient pas chers, mais ils avaient de l’allure et, surtout, ils étaient de très bonne qualité. À sa mort, elle portait un beau manteau qu’elle s’était offerte quarante ans plus tôt. Elle aimait les gants et les chapeaux, aussi. Même si elle ne venait pas d’un milieu aristocrate, ma grand-mère était une aristocrate. Auprès d’elle, j’ai appris une certaine éthique de vie. C’est de là que vient mon goût pour les belles choses, pour ce qui est impeccable. Aujourd’hui, si je m’habille bien, si je fais briller mon porche toutes les semaines et si je commande régulièrement de beaux bouquets de fleurs blanches pour le décorer, c’est grâce à elle.

É. Vous dîtes que la mode compte particulièrement dans le vieux sud américain. Pourquoi ?
A.L.T. Dans la culture noire du sud des États- Unis, la mode est ritualisée. On s’habille pour des moments. Lorsque j’étais enfant, chaque dimanche, nous allions à la messe de la Missionary Baptist Church, au fond de la forêt. Tout le monde était extrêmement bien habillé. C’était la Ségrégation mais cela ne changeait rien, les Noirs de Durham pouvaient faire leurs achats dans les magasins tenus par des Blancs downtown. Les hommes ressemblaient à Martin Luther King. Ils étaient en costume sombre et chemise blanche, chaussures cirées. J’ai appris ce qu’était l’élégance en observant ma grand-mère et les gens qui allaient à l’église. J’ai retrouvé cela lors de ma première visite à Paris en 1978, pour le magazine Women’s Wear Daily. C’était le défilé d’Yves Saint Laurent et la collection s’inspirait d’un opéra de George Gershwin, Porgy and Bess, l’histoire de deux amants noirs dans l’Amérique sudiste. J’étais assis au premier rang, ma jeunesse en Caroline du Nord défilait sous mes yeux. Les mannequins ressemblaient aux gens que j’avais croisés chaque dimanche à l’église, pendant des années. Ils avaient cette manière faussement nonchalante de porter leur chapeau sur le haut du crâne. Et puis cet équilibre entre la fluidité des matières et la rigidité du tailoring... C’était incroyable. Dans le sud, l’habit compte particulièrement lors des enterrements. Surtout pour celui que l’on met en terre. Le jour de son enterrement, j’ai fait en sorte que mon père soit l’homme le mieux vêtu du monde. Dans son cercueil, il portait un costume en mohair de chez Bergdorf Goodman, une chemise épaisse, une cravate Charvet et des gants blancs italiens. J’avais posé à côté de lui un petit flacon d’eau de Cologne Van Cleef & Arpels.

É. Adolescent, vous lisiez Vogue.
A.L.T. J’ai trouvé le magazine par hasard, dans une bibliothèque municipale, à Durham. Les couvertures m’ont saisi. Je n’avais jamais rien vu d’aussi beau et d’intriguant à la fois. Les garçons de mon âge aimaient nager, pêcher ou jouer au foot. Moi, j’aimais les images. Je me suis mis à passer mon temps à dévorer les numéros de Vogue. Je lisais les légendes des photos et je me sentais proche de ces gens. J’avais l’impression d’être à New York, avec Richard Avedon ou Marisa Berenson. Vogue, c’était aussi le seul endroit où je pouvais voir des Noirs glamour. C’est dans Vogue que j’ai découvert les mannequins Naomi Sims et Pat Cleveland. À cette époque, le magazine sortait deux fois par mois en kiosques. 35 cents pièce le numéro. Je traversais la ville pour aller l’acheter. Je suivais les rails du chemin de fer, je passais par l’université de Duke et je me retrouvais dans la partie blanche de la ville. J’empilais les numéros dans une pièce de la maison qui était comme mon bureau. J’avais repeint ses murs en rose avec l’accord de ma grand-mère. Il était écrit que les gens qui faisaient Vogue étaient des fashion editors. Je n’avais aucune idée de ce que ça voulait dire, mais je savais que c’était ça que je voulais faire de ma vie.

É. Comment étiez-vous habillé à cette époque ?
A.L.T. Au lycée, j’avais un style assez strict, très traditionnel. Je portais les meilleurs pulls en cachemire que ma grand-mère pouvait m’offrir, mes pantalons étaient droits, je portais aussi des mocassins. Après mon baccalauréat, j’ai quitté la Caroline du Nord pour la ville de Providence, et l’université de Brown. J’ai découvert un autre monde. Je me suis mis à fréquenter des Blancs, alors que le lycée de Durham où j’avais été n’était pas intégré, comme on disait à l’époque, il n’y avait que des Noirs. L’université, c’était la liberté. Je me suis fabriquer un style à ce moment-là. Je mettais de la vaseline sur mes sourcils pour les faire briller, et du rose sur mes joues. J’aimais les pantalons de marin qui se finissaient au-dessus des chevilles, comme ceux de Sonia Rykiel. Un jour, j’ai trouvé un superbe manteau bleu marine, comme une gigantesque cape. Lorsque je suis rentré dans le sud ainsi habillé, ma grand-mère s’est moquée de moi en me disant que je ressemblais au fantôme du Fantôme de l’Opéra. C’est plus tard, quand je suis devenu fashion editor et que j’ai déménagé à Paris, que je me suis mis à ne rien porter d’autre que des costumes. J’étais svelte, beau et cela m’allait très bien. Être en costume, c’est accorder une attention toute particulière à son corps quand on est un homme. J’avais beaucoup lu à propos du tailoring anglais. Plus tard, je suis allé à Londres chez Huntsman, sur Savile Row. Leur histoire me faisait rêver. Le Duc de Windsor s’est longtemps habillé chez eux. J’avais envie de toucher les tissus, de discuter avec les tailleurs. Quelque part, dans un placard, je dois toujours avoir un costume croisé à rayures de chez eux.

 

É. Vos débuts dans la mode ont été marqués par votre rencontre avec la légendaire Diana Vreeland, qui fut longtemps la rédactrice en chef de Vogue.
A.L.T. Après être sorti diplômé de l’université, au début des années 70, je rêvais de la rencontrer et de travailler pour elle. Grâce au père d’un camarade de Brown, j’ai pu décrocher un rendez-vous. À cette époque, madame Vreeland collaborait avec le Metropolitan Museum de New York, elle préparait une exposition baptisée Romantic and Glamorous Hollywood Design. Elle m’a fait passer un test. Il fallait que je mette en scène un maillot de bain fait en disques d’or porté par l’actrice Claudette Colbert dans le vieux Cleopatra de Cecil B. DeMille. Diana Vreeland a insisté : « Cléopâtre est une jeune princesse qui aime passer ses journées à flâner dans son jardin, sous le soleil, entourée de paons blancs. » Il fallait que je crée l’image la plus spectaculaire possible, alors j’ai décidé de peindre le mannequin qui présenterait le maillot de bain avec une bombe de couleur or. C’est comme ça que je suis devenu l’assistant de Diana Vreeland. The Helper. Au fil du temps, elle m’a appris à penser différemment. Elle ne donnait pas d’instructions précises, elle faisait en sorte d’inspirer les gens, de les encourager à imaginer des choses. Elle insistait sur l’importance du fantasme, de la projection quand il s’agit de la mode. Madame Vreeland était rigoureuse, disciplinée, comme ma grand- mère. Elle avait d’incroyables valises Louis Vuitton. Avant chaque voyage, elle faisait venir dans son grand appartement des jeunes filles du Bronx ou de Queens afin de l’aider à organiser ses affaires. Il fallait que chaque couche de vêtements soit séparée par du papier de soie. Ma grand-mère faisait la même chose avec ses valises Samsonite ! Et comme chez ma grand- mère, tout devait briller. Les jeunes filles devaient polir la vaisselle en argent et épousseter les livres de la bibliothèque régulièrement. Pendant longtemps, j’ai eu des tonnes et des tonnes de sacs Louis Vuitton, et j’utilisais moi aussi la technique du papier de soie pour voyager. Les temps ont changé : aujourd’hui, je me sers de sacs de sport à roulettes...

É. Peu de temps après, vous avez rencontré Andy Warhol.
A.L.T. Grâce à madame Vreeland, j’ai obtenu un travail à la célèbre Factory, le studio d’Andy Warhol, en janvier 1974. Pour 75 dollars par semaine, j’étais son homme à tout faire. Je ré- pondais au téléphone de la Factory, je courais à l’épicerie du coin pour faire ses courses...

É. Comment était-il ?
A.L.T. Il m’a appris à ne juger personne. Il aimait tous ceux qui croisaient son chemin. Pour Warhol, les gens étaient tous différents mais tous égaux. Il n’était ni méchant ni cruel, comme on peut se l’imaginer. Il était toujours positif, enthousiaste. Il avait une voix douce. Il aimait ses routines. Il allait à l’église catholique tous les matins, il portait des jeans tous les jours (ndlr : des Levi’s 501, évidemment, qu’il aimait porter avec une chemise en oxford à col boutonné et un blazer de chez Brooks Brothers, ndlr), il déjeunait toujours la même chose. Il portait des perruques et en avait tout un tas, comme une sorte de garde-robe. Il avait aussi cette manie de sortir son appareil photo pour capturer tout ce qu’il pouvait. Il ne pouvait pas s’en empêcher. Au bout d’un certain temps, il m’a offert un poste de rédacteur au sein d’Interview, son magazine. Ma première mission a été d’interviewer Karl Lagerfeld, au Plaza Hotel de New York... Souvent, monsieur Warhol passait devant mon bureau et me disait qu’il me voyait bien devenir créateur de mode. Il m’a donné confiance en moi. Nous sortions tard le soir au Studio 54, nous dansions, et je rentrais au petit matin dans la chambre que je louais dans une auberge de jeunesse sordide. C’est une époque où j’ai appris à m’amuser. C’est important de savoir s’amuser. Longtemps, j’ai eu chez moi des œuvres de lui qu’il m’avait données comme on se débarrasse de vieilles choses. Des sérigraphies de sa série d’autoportraits en drag-queen et d’autres sur les Rolling Stones. Je les ai données. Je crois bien que cela devait coûter une fortune.

É. Vous dites que certains créateurs de mode sont comme des « poètes ». Avez-vous des noms ?
A.L.T. Karl Lagerfeld ou Yves Saint Laurent étaient des visionnaires. Aujourd’hui, dans ce genre-là, il reste Miuccia Prada, Valentino, Tom Ford ou encore John Galliano. À travers leurs vêtements, ils parlent de littérature, d’opéra, de ballet, de jazz, de peinture. Un jour, John Galliano est tombé sur une photo de Luisa Casati, cette muse italienne qui aimait parader devant le beau monde avec un serpent vivant autour du cou. Il s’en est inspiré pour créer une collection de costumes pour l’Opéra de Paris. Je me sou- viens aussi de la manière dont Yves Saint Laurent faisait des nœuds sur la robe d’un mannequin. On sentait son humanité et son amour. On peut faire le parallèle entre l’attention que tous ces gens portent à leurs travaux et celle qu’ils portent à leur propre style. Yves Saint Laurent était toujours en costume. Chez Yohji Yamamoto, il y a trois immenses placards remplis de vêtements, tous faits sur mesure. Dans le ranch de Tom Ford, tout est noir, les meubles comme les fleurs. Ces gens-là sont des artistes.

É. En tant que fashion editor, vous avez travaillé pour WWD, Vogue et Harper’s Bazaar... Quel est, précisément, le rôle du fashion editor ?
A.L.T. Il faut d’abord observer et analyser, pour comprendre quel est le bon vêtement au bon moment, la bonne couleur, le bon col, la bonne veste, les bonnes chaussures, quelle est la qualité de telle ou telle pièce. Il faut être un guide. Très tôt dans ma carrière, j’ai voulu montrer qu’il était possible d’associer des pièces de luxe et de la fripe. En 1975, je me souviens que je portais moi-même un short kaki de l’armée américaine avec une chemise très chère de Karl Lagerfeld et une cravate. Pour le dernier shooting de la mannequin Iman dans Vogue, je lui ai fait porter des chaussures de Manolo Blahnik, une veste Chanel et un jean troué à elle. Coco Chanel a dit un jour que « l’élégance, c’est choisir et refuser ». Je suis d’accord. Mais ce n’est pas tout. Le fashion editor doit réussir à sortir les gens de leur réalité. Si on photographie un maillot de bain près d’une piscine, il faut donner envie au lecteur, en plus de porter ce maillot, de se retrouver au bord de la piscine. De partir en vacances.

É. En 1996, vous avez signé dans les pages du mensuel Vanity Fair un édito mode intitulé « Scarlett in the hood ». C’était la réinterprétation du roman Autant en emporte le vent de Margaret Mitchell, qui raconte l’histoire d’une famille de propriétaires sudistes au XIXe siècle. Quelle était la genèse de ce travail ?
A.L.T. Je me suis inspiré du livre Wind and Gone dans lequel l’auteur s’inspire lui-même de l’histoire d’Autant en emporte le vent et inverse les rôles des personnages, en faisant des esclaves noirs les propriétaires et en transformant les propriétaires blancs en esclaves. Je suis allé voir Karl Lagerfeld et je lui ai dit que je voulais mettre en image cette version des choses, avec des pièces de créateurs, et qu’il soit le photographe pour l’occasion. Il a dit oui sans hésiter. Naomi Campbell s’est trans- formée en Scarlett O’Hara, l’héroïne blanche de l’histoire. Manolo Blahnik était un jardinier tandis John Galliano et Gianfranco Ferré faisaient les domestiques. Le shooting a duré deux jours dans la maison parisienne de Karl Lagerfeld. Naomi Campbell portait notamment une robe dorée Chanel à 20 000 dollars, Gianfranco Ferré avait un tablier blanc que son propre atelier avait fabriqué pour lui, et il avait noué sur sa tête un châle noir Hermès. Je suis extrêmement fier de ce travail. Je crois que ça avait du sens.

É. Vous avez longtemps été l’une des seules figures noires de la mode. À ce titre, en 1994, l’hebdomadaire The New Yorker vous a consacré un portrait titré « The Only One », « Le seul ».
A.L.T. Pour tout dire, j’ai été assez en colère lorsque l’article du New Yorker est paru. Je n’étais pas d’accord. Je n’aime pas que l’on me réduise à ma couleur. Je n’ai jamais été le représentant de quoi que ce soit. Je ne me vois pas comme un Noir dans la mode. Je n’ai jamais cherché à être un genre d’activiste et encore moins un révolutionnaire du changement. Le moteur de ma carrière a toujours été la créativité. Point barre.

É. Avez-vous souffert de racisme au cours de votre carrière ?
A.L.T. Un jour, une chargée de relations publiques dans une grande maison de mode, à Paris, m’a traité de « Queen Kong ». Cela m’a terriblement blessé. Une autre fois, j’ai appris qu’on disait de moi que j’étais « un singe gay », ou encore « un canard noir au service des créateurs », et que je passais « d’un lit à l’autre ». En 2006, je me souviens être entré dans les ateliers parisiens de Chanel, habillé d’un manteau en cuir frangé Miuccia Prada, et les gens se sont mis à sourire. L’un d’eux à dit : « Regardez qui voilà... Joséphine Baker. » Peu importe si Joséphine Baker aimait effectivement porter des manteaux à franges. C’était raciste. La mode peut être un monde cruel. On ne prend pas soin des gens. Alors j’ai fait en sorte de me blinder, d’être plus fort que ça. Je n’ai jamais réagi.

É. Vous considérez que la mode porte toujours en elle une joie de vivre, comme vous le disiez à l’époque ?
A.L.T. Évidemment. Les gens sont enthousiastes quand on parle de mode. Ils adorent ça, ils veulent en être. Il y a de la joie de vivre dans le fait de mettre du rouge à lèvres, par exemple, ou bien dans celui de se mettre du parfum. Aujourd’hui, s’acheter un flacon de la fragrance Fucking Fabulous de Tom Ford, c’est excitant, qu’on le veuille ou non. « C’est quoi ton parfum ? C’est Fucking Fabulous ! » Extraordinaire.

É. Vous avez déjà commis des fautes de goût ?
A.L.T. Qui n’en fait pas ? Il y a une dizaine d’années, j’ai décidé de porter un turban à l’occasion d’une soirée, et je me demande encore aujourd’hui pourquoi. Ce n’était pas pour moi. C’était un turban traditionnel indien, avec un énorme diamant incrusté au-dessus du front, très cher, que j’avais acheté chez le bijoutier de Madison Avenue Fred Leighton. Plus tard, quand je me suis vu en photo accoutré ainsi, je me suis trouvé ridicule. Ça n’allait pas du tout avec la veste en crocodile mauve et le costume anthracite que je portais ce soir-là. Je n’ai plus jamais porté de turban. Mais il y a pire encore... À l’époque où je me suis mis à prendre du poids, j’ai commencé à porter des survêtements en velours. Ne rigolez pas ! Ils étaient faits sur mesure chez Juicy Couture et mon nom était brodé dessus en lettres argentées. Mon corps changeait et ils étaient très faciles à porter. Et puis c’était assez simple à entretenir, je n’avais pas besoin d’aller chez Madame Paulette, le meilleur pressing de New York. Les survêtements, je les fichais dans ma machine et le tour était joué. Enfin, je n’avais pas fière allure, comme ça...

É. Aujourd’hui, vous portez exclusivement de longs caftans...
A.L.T. J’ai 70 ans et je ne suis plus aussi en forme qu’avant. Je porte des caftans parce qu’ils correspondent à ma silhouette. Ce n’est pas aussi extravagant qu’on pourrait le croire, c’est élégant et bien plus confortable qu’un costume. Là, je n’ai pas à m’encombrer d’un col serré, d’une cravate ou d’autre chose. J’ai juste à enfiler le caftan par la tête. Celui que je porte aujourd’hui a été fabriqué par une femme prénommée Patience, à Lagos, au Nigeria. Je me suis rendu dans son atelier, elle a pris mes me- sures, et voilà. Je crois que c’était la première fois que Patience confectionnait un caftan pour un homme. Tom Ford m’en a fait quelques- uns, aussi. Comme Valentino. Haute couture. Des caftans de rois !

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